Le Prisonnier de Trafalgar
accueillants. Il restait un peu de seigle et de maïs dans les horreos construits à l’entrée du hameau et Nat montra comment dresser des pièges pour prendre les lièvres engourdis par le froid. Un jour, même, il traqua et abattit un cerf d’un seul coup de fusil.
Complètement intégrés à la troupe, mais non armés, les deux prisonniers prenaient la garde avec les autres. C’est ainsi qu’à la mi-janvier, par un matin de grand froid, Hazembat vit un spectacle qui lui rappela le temps de la Grande Peur, juste avant la Révolution. Sur le chemin pierreux qui longeait le bois, des paysans parurent, chargés de sacs et de paniers, fuyant devant eux comme jadis les gens de Saint-Macaire pris par la peur des brigands.
Il alerta Castaneda qui courut jusqu’au chemin et s’enquit des causes de cette panique. Quand il revint, il avait l’air soucieux.
— Ce sont les Français, dit-il. Ils sont passés pa r Astorga sous prétexte de lever les impôts et ils ont incendié un village à trois lieues d’ici.
Hazembat aurait dû se réjouir d’apprendre que ses compatriotes étaient tout proches, mais il se sentait maintenant si solidaire de ses compagnons qu’il ne songea qu’au danger.
— Ils sont nombreux ?
— Difficile à savoir : les imaginations travaillent. Ce qui est certain, c’est que l’infanterie est précédée par des éclaireurs à cheval. S’ils se dirigent vers l’ouest, ils vont certainement faire une reconnaissance par ici. Tout le monde à l’abri à la lisière des arbres !
Le flot des fuyards devenait plus dense. Caché derrière les buissons, dans le sous-bois, Hazembat, le cœur serré, regardait le cortège lamentable. Soudain, il y eut des cris, une bousculade et une douzaine de cavaliers surgirent au grand galop. Ils portaient des uniformes à parements verts et de hauts shakos surmontés de plumets rouges. Sabre au clair, ils chargeaient à travers la cohue, culbutant et piétinant tout ce qui se trouvait sur leur passage.
Un grand paysan âgé et noueux, une fourche à la main, se dressa devant eux et tenta d’embrocher le cavalier qui fonçait sur lui. Un revers de sabre l’abattit et les cavaliers, comme fous furieux, se mirent à sabrer aveuglément autour d’eux, fendant les crânes, tranchant les nuques, trouant les poitrines. Déjà, des cadavres de femmes et d’enfants jonchaient le chemin et les survivants, éperdus, lâchant leurs fardeaux, s’enfuyaient à travers champs, poursuivis par les soldats aveuglés de rage et de furie meurtrière. D’horribles visions des massacres à Saint-Domingue et à la Guadeloupe remontèrent à l’esprit d’Hazembat et lui nouèrent la gorge.
— Sergent ! cria-t-il, il faut tirer ! Vous n’allez pas laisser faire cela !
— Calma, hermano, répondit Castanda. Ce ne sont que des éclaireurs. L’infanterie est derrière. C’est à elle que nous devons réserver le peu de munitions qui nous reste.
Piquant droit sur les taillis où étaient cachés les Galiciens, une femme courait, hurlant, bouche grande ouverte, un enfant en bas âge dans les bras. Un cavalier la poursuivit et, de la pointe du sabre, embrocha l’enfant. Il levait son arme pour tuer la femme quand Hazembat, hors de lui, jaillit de la broussaille, courut vers le cavalier et, s’accrochant à sa botte, tenta de le désarçonner. – Salaud ! Assassin !
Il vit l’éclat du sabre au-dessus de sa tête, ressentit une violente douleur dans le crâne et perdit conscience.
CHAPITRE XII : LE RETOUR
Une voix dit :
— Il revient à lui, mon capitaine.
Ouvrant les yeux, Hazembat vit un visage moustachu et maigre qui se penchait sur lui.
— Tu es français ?
Confusément, il hésita entre yes et si avant de répondre oui. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas parlé français.
— Tu es marin ?
— Oui… prisonnier de guerre, cap… mon capitaine.
— Tu t’es évadé ?
— Oui, de Lisbonne, mon capitaine.
Il était couché dans l’herbe, au bord du chemin. On entendait des coups de feu isolés à courte distance. Faisant effort sur ses coudes, il tenta de s’asseoir. Une main l’aida, le prenant à l’épaule. Son crâne était douloureux, comme près d’éclater.
— C’est encore une chance que tu aies injurié le brigadier Merle en français. Il ne t’a frappé que du plat du sabre. Autrement, c’aurait été le tranchant.
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