Le Prisonnier de Trafalgar
aussitôt l’homme à la gorge et leva le poing.
— Hé, bonne mère ! fais pas le couillon ! croassa l’autre d’une voix étranglée autant par la peur que par la main d’Hazembat.
Ce dernier, qui s’attendait à entendre de l’anglais, n’abattit pas son poing.
— Tu es français ?
— Hé, pécaïre, oui ! Je suis Jean Calisson, patron de pêche à Sormiou !
— Tu ravitailles les Anglais ?
— Hé bé, oui, comme les autres, quoi ! Hazembat était abasourdi. La trahison lui paraissait une chose si incroyable qu’il en restait sans voix et comme paralysé. Orsini fut soudain à côté de lui, la pointe de son couteau sur la gorge de Calisson. D’un geste, Hazembat l’arrêta.
— C’est un Français.
— Et alors ? Raison de plus, non ?
— Je m’occupe de lui. Dis à Quilliou de hisser la voile et prends la barre.
Sa main n’avait pas lâché son étreinte.
— Pourquoi fais-tu ça ?
— On crève, tu comprends ? Les Anglais paient en or, alors que l’autre jean-foutre d’Empereur, il paie en réquisitions !
La barque virait lentement, prenant le vent par le travers.
— Mollis l’écoute, Quilliou ! cria Hazembat aussi fort qu’il osa.
Mais Quilliou n’était pas navigateur. L’embarcation gîta dangereusement. D’instinct, Hazembat lâcha Calisson pour aller redresser. Aussitôt, l’autre en profita pour hurler : « Au secours ! à la garde ! »
D’un revers de main, Hazembat l’étendit inconscient au fond de la barque et courut donner du mou. Le mât revint à la verticale et la barque prit de l’erre. Mais l’alerte avait été donnée. Des lanternes s’allumèrent sur le rivage. Il y eut des cris, des appels. Plusieurs éclairs piquèrent la nuit. On tirait sur eux au mousquet. Orsini glapit et s’effondra en travers de la barre. Hazembat l’écarta et prit sa place, cherchant la passe dans l’ombre. La barque avait dérivé vers le fond de l’anse et il devinait devant lui la masse sombre du Charon qui barrait la route. Des coups de feu partirent du pont et une balle vint s’écraser à côté de lui, faisant jaillir des échardes. Maudissant sa stupidité de n’avoir pas pensé à prendre cette précaution élémentaire, il cria à Quilliou d’éteindre la lanterne suspendue au mât.
Ils n’étaient plus une cible repérable, mais ils avaient perdu beaucoup de temps. En s’orientant d’après la position du Charon, Hazembat savait maintenant dans quelle direction gouverner. Passant la barre à Quilliou, il alla faire pivoter la voile latine et changea d’amures. Il tenterait de couper à travers l’anse et de passer droit sous la proue du Charon.
Il crut avoir réussi quand un bruit de brisants par tribord lui indiqua qu’il approchait de la passe. C’est à ce moment que, par bâbord, surgit un canot qui dirigea un fanal sur la barque. Hazembat vit luire les canons des mousquets.
— Lie to and surrender ! cria une voix.
Il n’y avait plus rien à faire. Hazembat et Quilliou levèrent les bras.
Une heure plus tard, ils étaient aux fers à fond de cale sur le Charon. Le temps s’écoula dans le silence rompu seulement par les trottinements des rats et les légers craquements de la coque sous l’effet du vent qui n’avait pas molli.
— C’est ma faute, dit Hazembat. J’aurais dû laisser Orsini tuer ce traître.
— Je crois que j’aurais fait comme toi, répondit Quilliou.
Il était difficile d’évaluer l’écoulement des heures. Il sembla à Hazembat que l’après-midi était déjà avancé quand un marine vint leur apporter de l’eau et des biscuits. Hazembat essaya de l’interroger, mais l’autre ne répondit pas.
Sans doute attendrait-on l’aube pour les pendre. Quilliou, prostré, récitait des prières. Il était plus âgé qu’Hazembat et avait moins bien résisté que lui au travail de peine sur l’île. Il finit par s’endormir d’un sommeil agité. Hazembat aussi songeait à sa mort, mais avec un étrange détachement, comme si elle ne le concernait pas. Il avait tant vu mourir au cours des dix dernières années que le trépas lui semblait une sinistre comédie dont on ne pouvait suivre le fil. Pourquoi allait-il mourir ? Pour la République ? Mais déjà, quand elle existait encore, il s’était parfois demandé quelle république. Pour le drapeau ? Il alla inconsciemment toucher le bout
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