Le Prisonnier de Trafalgar

d’étamine cousu à sa cocarde, mais le drapeau avait été usurpé par un homme à qui il ne faisait pas plus confiance que Jean Calisson. Pour la France, la nation, la patrie ? C’étaient des mots qu’il avait entendu déformer par tant de bouches ! Ce qu’il savait, c’est qu’il avait rencontré un traître la nuit précédente et que lui ne trahirait pas, même s’il ne savait pas très bien ce qu’il aurait pu trahir. C’est pour cela qu’il allait mourir comme étaient morts ceux dont maintenant il voulait se souvenir : le capitaine Lesbats, Belle, l’amiral Magon, Orsini… Il eut, avant de s’endormir, une pensée déchirante pour Pouriquète. Elle le croyait mort et la lumière qui brillait dans ses yeux, le matin où ils s’étaient séparés, avait déjà dû s’éteindre.  
    Ils furent réveillés par la porte qui s’ouvrit en grinçant. Sans doute venait-on les chercher pour l’exécution. Mais ce n’était que Smithy qui apportait de l’eau et des biscuits.  
    — Louez le Seigneur, dit-il. Il vous accorde quelques heures de vie pour vous repentir de vos péchés. La Minerva est rentrée hier soir et c’est le capitaine Holloway qui va décider de votre sort.  
    Un canot les emmena sous escorte du Charon à la Minerva. Après une longue attente sur le pont, ils furent introduits dans la cabine du commandant. Ce dernier se tenait à contre-jour devant la fenêtre de la galerie. On distinguait mal ses traits, mais on voyait que c’était un homme jeune et mince, au visage énergique. A côté de lui, se tenait l’officier qui avait servi d’interprète lors de l’arrivée du Charon. Lui aussi parut à Hazembat vaguement familier.  
    Le commandant se tourna vers eux.  
    — Vous vous souvenez de ce que j’ai dit quand vous êtes arrivés ici. C’est librement que vous avez accepté de travailler dans l’île. Vous êtes donc soumis au code maritime britannique…  
    Pendant que l’officier traduisait, le regard du commandant se posa sur Hazembat, le fixant avec une étrange intensité.  
    — Laissez-moi seul avec cet homme, dit-il soudain. Il y eut un instant de stupeur, mais on ne discutait pas les ordres d’un capitaine de la marine britannique. L’escorte se retira, emmenant Quilliou, et l’officier interprète les suivit.  
    Hazembat n’était pas le moins surpris, mais soudain, en un éclair, la mémoire lui revint : Holloway… Stephen Holloway… c’était le vrai nom de Sven, le petit apprenti timonier prétendument norvégien qui s’était embarqué avec lui à Bordeaux, le 10 janvier 1794, sur la Belle de Lormont, avec lequel il avait navigué sur l’ Abigail et qui avait rejoint la marine anglaise à Baltimore. Il ne l’avait pas revu depuis Cuba en 1795. Il était alors lieutenant à titre temporaire sur l’ Indomitable. L’adolescent malingre que l’enseigne Béthencourt accablait de ses brimades s’était transformé en un puissant seigneur de la mer à l’œil impérieux, à la mine impassible et froide.  
    Mais ce masque était tombé tandis qu’il venait vers Hazembat les bras ouverts, soudain rajeuni.  
    — Bernard ! Je ne t’avais pas reconnu ! Mon Dieu, qu’est-il arrivé à ton visage ?  
    — Mon visage ?  
    Sven le poussa vers un miroir accroché à la paroi de la cabine. Hazembat n’avait pas eu l’occasion de se voir dans une glace depuis des mois et les cicatrices qu’avaient laissées sur ses joues les éclats de boulet du Tonnant ne se rappelaient à son souvenir que de temps en temps, lorsqu’il avait l’occasion de se faire raser.  
    Certaines des cicatrices commençaient à se confondre avec les plis de sa peau rugueuse. Il y en avait qui finiraient par disparaître, mais il y en avait une à la commissure des lèvres et une autre à la tempe droite qui lui étiraient légèrement la bouche et l’œil en une sorte de sourire madré qu’il garderait toute sa vie.  
    Fronçant les sourcils, il se considéra un instant, puis haussa les épaules.  
    — C’est un souvenir de Trafalgar.  
    — Tu y étais ? Moi, j’ai manqué ça. Je prenais le commandement de la Minerva à Malte.  
    Sven saisit une bouteille dans un coffre.  
    — Assieds-toi, Bernard. Nous allons porter un toast à nos campagnes. J’ai ici un bon médoc que j’ai saisi sur un navire français. Il était destiné à Joseph Bonaparte.  
    Longuement, ils égrenèrent des souvenirs. Sven n’était pas au courant de la fin