Le Prisonnier de Trafalgar

 

CHAPITRE VI : LES EAUX NOIRES
    Aux Long Rooms, le moment de la journée qu’Hazembat préférait, c’était le soir tard, quand les parties de whist s’achevaient et que les puissants seigneurs de la mer, détendus, buvaient un dernier verre en se racontant des histoires de navigation.  
    Un soir, il remarqua un jeune post-captain que tout le monde semblait traiter avec déférence. Il avait un visage fin et presque timide qui rappelait un peu celui de Sven, mais l’arc belliqueux de son nez et ses sourcils épais lui donnaient une expression froide et résolue qui inspirait le respect. Il jouait avec Lord Faversham contre un major rouquin de l’armée et un des jeunes lieutenants employés par le marquis de Sainte-Croix. Son jeu était méthodique et, selon toute apparence, efficace, car, lorsque la partie fut finie, il rangea dans sa vareuse une liasse impressionnante de billets. Il but une gorgée de madère et dit au jeune lieutenant :  
    — J’espère que je ne vous ai pas trop mis à sec, Fanshawe.  
    — Jouer avec vous est un honneur qu’on ne saurait payer assez cher, sir.  
    —  Encore faut-il en avoir les moyens. Je sais ce que c’est. Pendant la paix d’Amiens, quand on avait désarmé une partie de la flotte, je me suis trouvé à terre en demi-solde sans embarquement. Mon grade de commander à titre provisoire n’avait pas été confirmé, mais, comme j’en avais reçu la solde pendant trois mois, l’Amirauté s’est remboursée du trop-perçu en retenant ma demi-solde de lieutenant pendant huit mois. J’ai survécu en travaillant, comme vous, pour le marquis de Sainte-Croix. Il m’est arrivé de frôler la banqueroute, mais j’ai toujours gardé un billet de dix livres en réserve. J’espère que vous avez la même prudence.  
    — J’ai vingt livres, sir, répondit le lieutenant, écarquillant les yeux à l’idée que son héros ait pu jamais être comme lui un petit lieutenant famélique.  
    — C’est une sage précaution. Mais je crois que vous allez embarquer prochainement sur le Conqueror. A ce qu’on m’a dit, vous avez brillamment passé votre examen de lieutenant le mois dernier.  
    — J’ai eu de la chance, sir. On m’a demandé de définir une aire de vent. C’était une question que j’avais révisée le matin même.  
    — Mais vous-même, Hornblower, demanda Lord Faversham au post-captain, avez-vous été brillant quand vous avez passé votre examen ?  
    — Moi, milord ? J’aurais échoué si des circonstances imprévues n’avaient interrompu la séance.  
    Lord Faversham fit signe à Hazembat de renouveler les consommations.  
    — Voilà qui nous promet une bonne histoire qui terminera heureusement la soirée ! Donc, vous avez failli être collé ?  
    — Oui, milord. C’était à Gibraltar et j’étais lieutenant à titre temporaire sur l’ Indefatigable…  
    —  Capitaine Pellew, n’est-ce pas ?  
    — Précisément, milord. Le jury siégeait sur la Santa Barbara, une coque qui servait de ponton pour les prisonniers. Nous étions des dizaines à nous présenter et j’étais un des derniers. Le jury en recevait un sur trois. C’est vous dire que je n’étais pas très rassuré.  
    Hazembat servit son thé à Lord Faversham et du madère aux autres. D’un geste, le capitaine Hornblower refusa son verre.  
    — A peine suis-je entré que le capitaine Hammond…  
    — Black Charlie Hammond ? Je l’ai bien connu ! C’est un homme assez brusque.  
    — Exactement, milord… Donc, le capitaine Hammond m’a crié à la figure : « Vous naviguez au plus près, tribord amures, Mr Hornblower, remontant la Manche sous une forte brise de nordé, et vous avez les falaises de Douvres plein nord à deux milles. C’est clair ? Bien. Maintenant le vent saute d’un coup de quatre points et vous prend par l’arrière. Qu’est-ce que vous faites ? »  
    En écoutant, Hazembat se représentait la situation. Il se voyait à la barre, attendant l’ordre du commandant et se posant la même question. Un bon timonier ne devait pas se contenter d’attendre les ordres, il devait les prévoir. Soudain, la réponse lui apparut et, sans réfléchir, tout en posant le verre de madère devant le major, il dit :  
    — Lof tout ! Changer de bord, mettre de la toile et gouverner sud-sud-est jusqu’à retrouver assez d’espace pour courir, puis changer de bord et reprendre la route antérieure.  
    Hornblower