Le Prisonnier de Trafalgar
sérieux.
— Ecoute, Hazembat, tout le monde savait à Langon que Marie Dubernet, celle qu’on dit Pouriquète, était ta promise. Mais tout le monde te croyait mort. Il n’y avait qu’elle qui ne le croyait pas. Elle t’a attendu aussi longtemps qu’elle pouvait, jusqu’au jour de ses vingt-huit ans. Ils se sont mariés le 10 décembre dernier. J’y étais et c’est la première fois que j’ai vu une fille pleurer le jour de son mariage.
Hazembat serra les dents sur son chagrin dont il ne mesurait pas encore la force. Brièvement, il donna quelques conseils à l’adolescent et lui indiqua comment le toucher, en cas de besoin, à Portsmouth.
Longtemps après qu’on eut emmené les prisonniers vers les ponts inférieurs, il resta accoudé au pavois, les yeux perdus dans la pénombre grandissante. Au-delà des eaux noires du port, les lumières de Portsmouth scintillaient faiblement. Là-bas, il y avait Betty, cette fille qui l’aimait et qu’il n’aimait pas, il s’en rendait bien compte. Il n’avait jamais aimé que Pouriquète… Belle aussi, sans doute. Elle avait porté un enfant de lui et Pouriquète n’avait pas pu. C’était peut-être là le péché qu’il expiait. Mais quel péché ? Où était le mal à faire l’amour dans la joie d’un moment quand on portait dans son cœur, pour une seule, le don de toute une vie ? Le don avait été refusé. Par qui ? Pourquoi ? Toutes ces longues années, depuis les jeux de l’enfance, il s’en était tenu à cette promesse qu’ils avaient échangée. Elle aussi, s’il fallait en croire ce que disait Michel Escarpit. Et puis rien n’avait tourné comme ils espéraient, rien, même pas cette Révolution qui avait l’âge de leur amour. Il songea à ce jour de juillet 89 où ils étaient assis tous deux, lui onze ans, elle huit, à l’ombre des platanes des Allées Maubec et où la Révolution était comme un matin d’été. L’orage avait éclaté le soir, éteignant torches et lampions. Il avait ramassé un bonnet rouge dans la boue et en avait fait cadeau plus tard au petit esclave Ekwé qui s’était insurgé à Saint-Domingue dans le sang et dans les larmes.
Sa main alla chercher sous sa chemise la cocarde que Pouriquète portait ce jour-là. Elle avait contenu la fleur de vanille de Belle, puis les cheveux de Pouriquète, et un morceau de la flamme de guerre de la Bayonnaise y était cousu. C’étaient dix-neuf ans de sa vie qu’il tenait dans le creux de sa main. Dix-neuf ans d’amour, d’espoir, d’enthousiasme, de peine, de souffrance. Et tout cela pourquoi ? Pour un regard qui se perdait dans le vide de la nuit.
D’un coup sec, se blessant la nuque, il cassa le cordonnet qui retenait la cocarde, puis, tendant la main au-dessus de l’eau noire, laissa tomber la vaine relique. Elle disparut silencieusement dans l’ombre et sa paume n’en garda qu’un instant le souvenir.
Il rentra tard, ce soir-là. Betty l’attendait, comme si elle avait deviné qu’il aurait besoin d’elle. Ses joues rondes étaient plus roses que d’habitude et ses yeux gris brillaient d’un feu inaccoutumé. Quand elle vint le rejoindre, ils firent l’amour avec violence, presque désespérément.
Plus tard, comme ils reposaient tous les deux côte à côte, elle tendit une main timide et lui caressa la joue.
— Bernard, my love…, souffla-t-elle.
Tiré d’une sombre rêverie, il tourna la tête vers elle. Ses yeux brillants le regardaient avec une intensité inquiète. Soudain, elle se mit à pleurer.
— Bernard…, je ne sais pas comment te le dire…, j’ai tellement peur que tu le prennes mal…
Il entoura ses épaules de son bras et l’attira vers lui.
— Qu’y a-t-il, Betty ?
— Bernard…, je crois…, je suis sûre…, j’attends un enfant…
Son bras se crispa sur les épaules, il ne savait trop si c’était par irritation ou par tendresse. Elle sanglotait doucement. Il posa ses lèvres sur le front lisse et chaud comme si elle avait eu la fièvre.
— Nous l’appellerons Jacques, comme mon père. Il n’y avait rien d’autre à dire.
— Jack… Oh, Bernard ! tu m’épouseras ?
— Et, si c’est une fille, nous l’appellerons… Mary. Elle était en sueur. Il épongea son front avec la manche de sa chemise et l’aida à se lever.
— Dors bien, Betty. Dès demain, je parlerai à ta mère et nous nous marierons le plus vite possible.
Weitere Kostenlose Bücher