Le Prisonnier de Trafalgar
interdire le travail à terre, mais le marquis de Sainte-Croix avait le bras long. En fin de compte, poussé par le petit Nantais qui désirait assurer sa domination sur le faux-pont, il changea de tactique et fit l’impossible pour l’empêcher de dormir à bord. Mais Hazembat ne voulait pas abandonner ses camarades à la merci de ces tyranneaux. Ils n’étaient plus qu’une vingtaine.
C’est seulement en mars qu’il finit par trouver une solution grâce à un client des Long Rooms. C’était un ancien capitaine du nom de John Bush qui portait le titre de commissaire résident de la marine. Il avait un pilon à la place du pied droit, comme Bottereaux. Son visage était lourd et sévère. Au cours d’une conversation à la table de whist, Hazembat l’entendit qui se plaignait du manque de main-d’œuvre aux chantiers de radoub. Bush jouait mal au whist et perdait souvent. Hazembat profita d’un soir où il avait gagné une somme rondelette et devait donc être de bonne humeur pour l’aborder au moment où il sortait de la salle.
Bush qui le connaissait de vue ne parut pas s’en offusquer.
— If I may make so bold, sir…, commença Hazembat.
— Pas tant de discours ! aboya Bush. Tu as quelque chose à me demander ?
Hazembat exposa son idée : les prisonniers du ponton étaient des hommes sains et valides. Ils seraient certainement volontaires pour travailler à l’Arsenal.
— Hum, dit Bush. Ce n’est pas impossible, mais il faut que j’aie l’autorisation de Somerset House.
Quinze jours plus tard, les vingt survivants du Charon, auxquels s’étaient joints quelques Hollandais, furent embarqués sur une chaloupe à destination des cales d e Gosport. Hazembat se sentit soulagé du poids d’une responsabilité.
Désormais, il n’avait plus de raison de coucher à bord du ponton où il devait seulement se présenter une fois par semaine. Depuis quelque temps, il avait fait la connaissance d’une jeune batelière plus accorte que les autres. Elle était la fille d’une logeuse qui louait des chambres à des officiers ou des officiers mariniers provisoirement à terre. Betty n’était pas vraiment belle, mais elle montrait pour Hazembat une tendresse qui le touchait. Il avait eu nombre d’aventures passagères avec des filles de Portsmouth, plus ou moins vénales. Le cadre en avait toujours été sordide.
Betty réussit à convaincre sa mère de louer à Hazembat un galetas sous le toit pour six pence par jour. C’était un prix exorbitant, car elle louait aux officiers un lit dans une chambre confortable pour une guinée et demie par mois. Mais les pourboires qu’il recevait et sur lesquels Soames prélevait, bien entendu, sa dîme, permettaient à Hazembat de se payer ce luxe. Pour une fois, il avait un peu d’argent en poche. Quand il se retrouva dans son grenier, il fut ébloui à l’idée que, pour la première fois depuis l’âge de quinze ans – et il en avait vingt-neuf –, il disposait d’une chambre pour lui seul avec un lit qui, si dur qu’il fût, lui parut une couche de délices.
Dès la première nuit, Betty vint l’y rejoindre. Son ardeur compensait son manque d’expérience, mais surtout Hazembat retrouvait avec émotion la douceur d’une étreinte qui était autre chose que le simple abandon d’un corps à un plaisir physique. Il se gardait de trop montrer la tendresse qu’il ressentait involontairement pour Betty, car, lorsqu’il y cédait, il se sentait sourdement coupable envers Pouriquète.
Le printemps, puis l’été passèrent ainsi. Des habitudes se créaient. Betty ne lui apportait certes pas la plénitude de cette existence radieuse qu’il avait rêvé de vivre avec Pouriquète, mais elle lui donnait au moins un bonheur tranquille comme il n’en avait jamais connu depuis son enfance.
On maintenait les apparences pour le bon renom de la maison, mais ils se cachaient à peine. Après quelques réticences, la mère de Betty avait cédé au charme d’Hazembat et à sa gentillesse et le traitait presque comme un gendre, n’hésitant pas à le mettre à contribution pour le service des chambres, sans oublier toutefois d’encaisser religieusement chaque semaine ses trois shillings six pence.
Et il se laissait faire, las de lutter contre un destin qui allait à contre-courant de ses espoirs de jeunesse. Sur la mer démontée de sa vie, il mettait à la cape et se laissait porter par le vent.
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