Le Prisonnier de Trafalgar

leva vers lui des yeux sombres qui le scrutèrent avec surprise.  
    —  By God ! vous avez donné la réponse exacte ! s’écria-t-il. Etes-vous officier de marine, monsieur ?  
    —  No, sir. Je suis prisonnier de guerre. Matelot de l re classe Bernard Hazembat.  
    — Si Boney a des matelots capables d’être lieutenants dans la Navy, nous devons craindre de le voir prendre sa revanche de Trafalgar ! Savez-vous que cette manœuvre est particulièrement délicate et dangereuse ?  
    — Je sais, sir. Je l’ai vue exécuter par le capitaine Mac Nabb sur le navire de commerce américain l’ Abigail devant la côte de Floride.  
    Lord Faversham prit une gorgé de thé.  
    — Et vous, Hornblower, demanda-t-il, aviez-vous trouvé la réponse ?  
    — Je l’aurais peut-être trouvée mais, du temps que je réfléchisse, j’étais déjà démâté et en danger d’être drossé sur les falaises de Douvres. C’est alors que les Espagnols ont lancé des brûlots à travers la baie d ’Algérisas. L’alerte m’a sauvé du naufrage et de l’échec à l’examen.  
    Il gardait les yeux fixés sur Hazembat que le major regardait aussi attentivement.  
    — Où avez-vous été fait prisonnier ?  
    — A Trafalgar, sir. J’étais sur l’ Algésiras.  
    —  Et quelle est votre spécialité ?  
    — Timonier breveté, sir.  
    —  Je m’en serais douté. Vous n’avez vraiment pas envie de servir sous le pavillon britannique ?  
    —  No, sir.  
    —  Dommage, mais je respecte vos scrupules. L’intérêt qui avait soudain éclairé et rajeuni le visage du capitaine fit place de nouveau à l’expression imperturbable et froide qu’il semblait porter comme un masque. Mais le major continuait à observer Hazembat.  
    Un peu plus tard, comme les derniers hôtes des Long Rooms se retiraient, il s’arrêta devant lui et lui dit :  
    — Un mot, sailor. Comment as-tu dit que tu t’appelais ?  
    — Bernard Hazembat, sir.  
    —  Etais-tu parmi les prisonniers qui ont été transportés à bord du Charon ?  
    —  Oui, sir.  
    —  En ce cas, tu es celui que je cherche. Mon nom est sir John Dalrymple et je suis le cousin du capitaine Stephen Holloway. Tu le connais ?  
    — Oui, sir.  
    — Il m’avait écrit pour te recommander à moi. Malheureusement, sa lettre s’est perdue dans le naufrage du Charon. Quand il m’a écrit de nouveau, j’ai essayé de te retrouver, mais on m’a répondu que tu avais disparu avec le Charon. Je suis heureux de voir qu’il n’en est rien.  
    — Il y a plusieurs façons de disparaître, sir. Beaucoup se sont évadés.  
    — Tu n’as pas essayé ?  
    — Si, mais je n’ai pas réussi.  
    Le visage rougeaud du major s’éclaira d’un sourire.  
    — Tu auras peut-être plus de chance la prochaine fois. En tout cas, je puis te proposer une manière plus agréable de passer ta captivité. L’oncle de Stephen, qui est aussi mon cousin, Sir Hew Dalrymple, est gouverneur de Gibraltar. Il a un manoir de famille en Ecosse sur une île du Firth of Forth, près d’Edimbourg. Cela s’appelle Bass Rock. Il y entretient un petit yacht dont personne ne s’occupe. Si tu es d’accord, je puis obtenir de l’administration maritime qu’on te mette à sa disposition. Tu aurais un vrai travail de marin. Qu’en dis-tu ?  
    — Je vous remercie, sir, mais, comme je l’ai dit au capitaine…  
    — D’accord, tu ne veux pas servir dans la marine de guerre sous pavillon britannique, mais il s’agit d’un yacht civil et il bat pavillon de l’Ecosse. A ta place, je n’hésiterais pas. Bass Rock est un endroit un peu solitaire, mais mon père, le juge Sir John Dalrymple y vit avec la jeune nièce de Sir Hew, Lady Jenny, qui a perdu ses parents lors d’une épidémie en 1798.  
    Sur le moment, Hazembat fut tenté. Bien sûr, il avait mal en songeant à Betty et à sa tendresse obstinée. La séparation serait pour elle un déchirement mortel. Mais elle se produirait un jour et il fallait bien qu’il en acceptât l’idée. Ce serait pour retourner auprès de Pouriquète. C’était cela qui comptait. Ici, au sud de l’Angleterre, il avait l’impression de ne pas être tout à fait coupé de Pouriquète. Il n’y avait que la guerre entre eux, comme un mur et comme un lien. Tout, autour de lui, parlait de la guerre qui se faisait, se défaisait et laisserait peut-être un jour une faille par laquelle il pourrait se