Le Prisonnier de Trafalgar
Hazembat à travers un face-à-main.
— Voilà donc votre protégé, docteur ? Mon Dieu, il n’a pas l’air trop mal tourné. Mais quel visage rude !
— Ce sont les glorieuses cicatrices des batailles, marquis.
— Oh ! ce n’est pas pour me déplaire. Nos clients sont de vieux loups de mer et un peu de rudesse héroïque sera tout à fait bienvenue !
Il parlait avec un fort accent français et Hazembat se dit qu’il devait délibérément l’exagérer. Abandonnant l’anglais, le marquis s’adressa directement à lui.
— Eh bien, mon garçon, je t’engage. Tu auras le manger, le coucher et tu pourras garder les pourboires qu’on te donnera. Cela te convient ?
— Si vous permettez, monsieur, je préférerais retourner coucher à bord.
— Avec l’hiver qui vient, cela va te faire tôt le matin et tard le soir un bien désagréable voyage. Enfin, à ton aise.
Hazembat savait maintenant, aux intonations, que le marquis n’était certainement pas un noble. Il avait plus vraisemblablement passé sa jeunesse dans les faubourgs de Toulon ou de Marseille.
— Par exemple, continuait le petit bonhomme, je te demanderai, pendant le service, de porter la livrée de la maison et la perruque.
Inquiet, Hazembat regarda autour de lui, craignant de se voir déguisé en valetaille de l’ancien régime. Il fut rassuré. La livrée consistait en un gilet brun et une culotte en basin noir. Les perruques n’étaient pas poudrées.
Il prit son service aux Long Rooms dès le lendemain. A partir de dix heures du matin, on voyait arriver des officiers de marine qui lisaient la Naval Chronicle en vidant des pots d’ ale . Certains d’entre eux prenaient un petit déjeuner de porc ou de bœuf invariablement accompagné de choux. Plus tard dans l’après-midi, les salles lambrissées s’emplissaient peu à peu et les joueurs de whist s’installaient aux tables. Vers quatre heures, on servait un dîner identique au breakfast, mais le gin et le porto faisaient leur apparition dans les verres. Entre six et sept heures, une nouvelle clientèle, plus huppée, faisait son entrée : capitaines, commodores, amiraux, colonels de l’armée, hauts dignitaires civils, riches négociants.
Guidé par Soames, le chef des serveurs, Hazembat apprit que Lord Faversham prenait du thé arrosé de rhum, que l’amiral Renfrew buvait un mélange d’ ale tiède et de gin accompagné d’une tartine rôtie, que Sir John Hatfield avait sa bouteille de porto réservée qu’il ne partageait qu’avec quelques intimes.
On jouait au whist tard dans la nuit. A mesure que le temps passait, les enjeux augmentaient. Il y avait des parties à trente guinées le rob. Le marquis de Sainte-Croix entretenait quelques jeunes officiers attendant un embarquement pour faire éventuellement un quatrième à une table incomplète. Ils avaient le couvert mis et pouvaient garder leurs gains pour eux. C’étaient en général des joueurs experts, entraînés par les longues soirées en mer, au poste des officiers.
Tout cela se passait dans un silence poli, troublé seulement par le froissement de papier des liseurs de journaux et les toussotements discrets laissant deviner l’irritation d’un joueur devant une défausse maladroite de son partenaire.
Parfois, un jeune midshipman se présentait et allait remettre un pli à l’un des capitaines qui s’excusait et quittait le jeu pour aller remplir quelque mystérieuse mission ordonnée par l’Amirauté.
Malgré le froid humide qui régna en décembre et en janvier, Hazembat ne détestait pas la traversée d’une demi-heure qui, matin et soir, l’emmenait du ponton ou l’y ramenait. Parfois, il avait l’occasion de rapporter quelques reliefs de repas ou quelques fonds de bouteille. Il les donnait aux plus affaiblis de ses camarades. Cela n’était pas sans exciter quelques jalousies. Le gros Breton avait trouvé de l’emploi à terre et le chef du groupe était maintenant un petit noiraud de Nantais, sournois et malfaisant, qui se gardait de participer aux bagarres, mais les encourageait en sous-main. Lèche-bottes, il était au mieux avec le chief warden qui, lui aussi, avait changé. C’était un ancien bosco promu lieutenant sur le tard. Il avait perdu un bras à Trafalgar. Obtus et autoritaire, il n’avait que trop tendance à écouter les délateurs. Ayant pris Hazembat en grippe, il essaya plusieurs fois de lui faire
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