Le prix de l'hérésie
ville en ville dans toute la
péninsule italienne, enseignant quand l’occasion se présentait, vivant dans des
auberges ou des taudis, si quelqu’un avait prédit que je deviendrais le
confident des rois et des courtisans, le monde l’aurait cru frappé de folie.
Mais pas moi. J’ai toujours eu confiance en ma propre capacité non seulement à
survivre, mais à m’élever par mes efforts. J’accordais davantage de valeur à l’esprit
qu’aux privilèges de la naissance et je plaçais plus haut la curiosité et
l’appétit de connaissance que la situation ou le pouvoir. Je portais aussi en
moi la certitude inébranlable que d’autres finiraient par me donner raison.
C’est ce qui m’insuffla la volonté de surmonter des obstacles qui auraient
découragé des hommes plus humbles. C’est ainsi que d’enseignant itinérant et
d’hérétique en fuite, à l’âge de trente-cinq ans, j’étais parvenu aussi haut
qu’un philosophe pouvait le rêver : j’étais l’un des favoris à la cour du
roi Henri III à Paris, à qui je servais de tuteur privé dans l’art de se
remémorer, et j’officiais comme lecteur en philosophie à la grande université
de la Sorbonne. Mais à l’époque, la France était elle aussi déchirée par les guerres
de Religion, comme partout où j’étais passé depuis sept ans que je m’étais
exilé de Naples, et la faction catholique de Paris, menée par la maison de
Guise, s’opposait aux huguenots avec une puissance sans cesse croissante, tant
et si bien qu’il se murmurait que l’Inquisition arriverait bientôt en France. À
ce moment-là, mon amitié avec le roi et la popularité de mes cours me valaient
des ennemis parmi les érudits docteurs de la Sorbonne, et des rumeurs
pernicieuses se mirent à circuler dans les arrière-salles, parmi les
courtisans : mon art unique de la mémoire était une forme de magie noire
et je m’en servais pour communiquer avec les démons. Je pris cela pour le
signal du départ, comme à Venise, Padoue, Gênes, Lyon, Toulouse et Genève, quand
le passé avait menacé de me rattraper. Comme tant d’autres fugitifs religieux
avant moi, je cherchai refuge sous des deux plus tolérants, à Londres, où
l’Inquisition n’avait aucune emprise et où j’espérais aussi découvrir le livre
perdu du grand prêtre égyptien Hermès Trismégiste.
La barge royale amarra à Windsor en fin d’après-midi. Des
domestiques en livrée nous accueillirent et nous emmenèrent à nos logements au
château royal, où nous allions dîner et passer la nuit avant de reprendre notre
chemin tôt le lendemain matin. Nous soupâmes dans une ambiance morne, peut-être
à cause du ciel qui s’était beaucoup assombri le temps que nous arrivions à nos
appartements, obligeant à allumer rapidement les bougies. Quand nous terminâmes
notre repas, il tombait des cordes devant les fenêtres de la salle à manger.
« Nous ne reprendrons pas le bateau demain si ça
continue, prédit Sidney tandis que les domestiques débarrassaient la table.
Nous devrons terminer le chemin par la route, s’il est possible de trouver des
chevaux. »
Le palatin parut contrarié. De toute évidence, il appréciait
la langueur de la barge.
« Je ne suis pas bon cavalier, il nous faudrait au
moins une voiture. Ou nous pourrions attendre ici que le temps s’améliore,
suggéra-t-il avec plus d’entrain, en se rencognant dans son fauteuil et en
couvant d’un regard appréciateur les riches aménagements de la salle à manger.
— Nous n’avons pas le temps, rétorqua Sidney. La
disputation est prévue pour après-demain et nous devons donner à notre orateur
le loisir de préparer ses arguments dévastateurs, n’est-ce pas,
Bruno ? »
Je reportai mon attention sur la conversation en me forçant
à sourire.
« À vrai dire, j’étais justement sur le point de
m’excuser », annonçai-je.
Le visage de Sidney se décomposa.
« Oh… Tu ne veux pas rester un peu jouer aux cartes
avec nous ? » demanda-t-il.
La perspective de rester en tête à tête avec le palatin
semblait l’alarmer.
« Malheureusement, il faut que je me plonge dans mes
livres ce soir, répondis-je en repoussant ma chaise. Ou cette disputation ne
vaudra pas la peine d’être entendue.
— C’est rarement le cas, railla le palatin. Peu
importe, Sir Philip, vous et moi allons passer une longue soirée ensemble. Nous
pourrions peut-être nous faire la lecture ? Je vais appeler pour
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