Le prix de l'hérésie
qu’on
nous apporte du vin. »
Quand je passai devant lui, Sidney me jeta le regard
implorant d’un noyé. Je lui fis un clin d’œil et fermai la porte derrière moi.
C’était lui, le diplomate de métier, il avait été élevé pour s’occuper
d’énergumènes comme celui-ci. Alors que je grimpais l’escalier aux peintures
ornementales menant à ma chambre, un grand coup de tonnerre éclata.
Je restai un bon moment sans même toucher à mes papiers ou
essayer de mettre de l’ordre dans mes pensées. Allongé sur mon lit, je laissais
mon esprit vagabonder, contaminé par le ciel qui prenait une teinte verte
épouvantable à mesure que les roulements de tonnerre et la foudre, de plus en
plus fréquents, se rapprochaient. Tout en écoutant la pluie s’abattre
furieusement contre la vitre et sur le toit de tuiles, je m’étonnais du malaise
qui était venu brouiller le sentiment d’excitation que j’éprouvais le matin
même. Mon avenir en Angleterre, pour ne rien dire de l’avenir de mon travail,
dépendait grandement de l’issue de mon séjour à Oxford, et j’étais empli d’un
étrange pressentiment. Au cours de toutes ces années où j’avais été déraciné et
ne m’étais senti nulle part chez moi, je n’avais pu compter que sur mon
instinct pour survivre et j’avais appris à écouter l’aiguillon de mes humeurs.
Quand je décelais des indices de danger, les événements me prouvaient
généralement que j’avais raison. Mais peut-être était-ce seulement que, une
fois de plus, je me préparais à endosser un nouveau rôle, à devenir quelqu’un
que je n’étais pas.
Je n’étais arrivé que depuis une semaine à Londres, où
l’ambassadeur français m’accueillait sur la demande de mon mécène, le roi
Henri, lequel avait à contrecœur accepté ma requête de quitter Paris
indéfiniment, lorsque j’avais reçu une convocation de Sir Francis Walsingham, le
secrétaire d’État de la reine Elisabeth. Ce n’était pas le genre d’invitation
qui se décline, même si je n’avais pas la moindre idée de la façon dont un
homme de cette importance avait eu vent de mon arrivée ou de ce qu’il me
voulait. Le lendemain, je m’étais rendu à sa superbe maison située dans la
fastueuse Seething Lane, près de la prison de la Tour, à l’est de Londres. Un
domestique que ma présence semblait incommoder me guida jusqu’à l’impeccable
jardin, où des buis aux motifs géométriques ouvraient sur des étendues d’herbes
folles. Au fond se trouvaient des arbres fruitiers en pleine floraison, qui
déployaient un somptueux feuillage blanc et rose, et au milieu de tout cela, le
regard levé vers leurs branches entremêlées, se tenait un grand homme vêtu de
noir des pieds à la tête.
Sur un signe du majordome, j’avançai jusqu’à lui, qui
s’était tourné dans ma direction. Ou c’est du moins ce que je crus, car le
soleil de la fin d’après-midi déversait ses rayons juste derrière lui et ne me
laissait voir qu’une silhouette en contre-jour nimbée d’un halo lumineux. Ne
pouvant distinguer son expression, je m’arrêtai à quelques mètres de lui et le
saluai d’une large révérence que j’espérai appropriée.
« Giordano Bruno de Nola, au service de Votre Honneur.
— Buona sera, Signor Bruno, e benvenuto, benvenuto »,
dit-il avec chaleur en venant à moi, la main droite tendue afin de me la
serrer, à la mode anglaise.
Son italien n’était que vaguement teinté de l’accent plus
sommaire de sa langue maternelle. Comme il approchait, je pus enfin découvrir
son visage. Il avait des traits fins et austères, accentués encore par le
bonnet noir ajusté sur son crâne dégarni. Je lui donnai environ cinquante ans.
Dans ses yeux se lisait une vive intelligence qui rendait évident, sans qu’il fut
la peine de le dire, qu’il ne souffrait pas la bêtise. Néanmoins, des cernes
sous ses yeux et des rides profondes indiquaient qu’il avait de sérieux motifs
d’inquiétude. Il avait l’air d’un homme chargé d’un lourd fardeau et qui dort
peu.
« Il y a une quinzaine de jours, docteur Bruno, j’ai
reçu une lettre de notre ambassadeur à Paris m’informant de votre arrivée à
Londres, commença-t-il sans préambule. Vous êtes célèbre à la cour de France.
Notre ambassadeur dit que votre rapport à la religion est discutable. Que
voulait-il dire par là, d’après vous ?
— Peut-être fait-il allusion au fait que
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