Le prix de l'indépendance
cesser momentanément de manger puis, après un moment de réflexion, il hocha la tête et reprit sa mastication.
— D’accord, dit-il.
— D’accord ? répéta Grey. Tu n’as pas d’objection ?
— Si j’en avais, ce serait plutôt désobligeant pour toi, tu ne trouves pas ?
— Si tu t’imagines que je vais croire que mes états d’âme t’empêcheraient d’imposer tes volontés, tu es encore plus malade que je ne le pensais !
Hal sourit et but une gorgée de thé.
— Non, dit-il en reposant sa tasse. Ce n’est pas ça, c’est que…
Il s’enfonça dans ses oreillers, croisa les mains sur son ventre et regarda son frère dans les yeux.
— Je pourrais mourir. Je n’en ai pas l’intention mais c’est toujours possible. Je serai plus tranquille en la sachant mariée à un homme qui saura la protéger et veiller sur elle convenablement.
— Je suis flatté que tu estimes William à la hauteur.
Il avait parlé avec sarcasme mais était profondément ému.
— Mais bien sûr qu’il le sera. C’est ton fils, non ?
Une cloche d’église sonna quelque part au loin. Grey se souvint soudain.
— Oh ! Au fait, joyeux Noël.
Hal le regarda, interloqué, puis sourit.
— Un joyeux Noël à toi aussi.
Grey était encore chargé de l’esprit de Noël quand il se mit en route pour Douvres : les poches de sa capote étaient remplies de friandises et de petits présents, et il portait sous le bras un paquet contenant les fameuses pantoufles, ornées de feuilles de nénuphar et de grenouilles vertes au point de croix. Il avait serré Dottie dans ses bras et lui avait glissé à l’oreille que sa mission était accomplie. Elle l’avait embrassé avec une telle vigueur qu’il sentait encore son baiser sur sa joue.
Il devait écrire à William mais il n’y avait pas d’urgence, sa lettre n’arriverait pas plus vite que lui. Il n’avait pas menti à Hal ; il comptait réellement prendre le premier navire à faire la traversée au printemps, dès que ce serait à nouveau possible. Il espérait arriver à temps.
Pas seulement pour Henry.
Les routes étaient aussi mauvaises qu’il l’avait prédit et la traversée jusqu’à Calais fut encore pire. Toutefois, il ne prêta guère attention au froid et à l’inconfort du voyage. Légèrement rassuré quant au sort de son frère, il était libre de réfléchir aux informations fournies par Nessie. Il avait d’abord compté les partager avec Hal puis s’était ravisé, ne voulant pas lui encombrer l’esprit au cas où cela ralentirait sa guérison.
« Votre Français n’est pas venu ici , avait déclaré Nessie en se léchant les doigts. Mais il est allé au Jackson’s quand il était en ville. Il est reparti en France à présent, à ce qu’on dit. »
Jackson’s… Grey ne fréquentait pas les lupanars (hormis celui de Nessie), mais connaissait cet établissement et y était allé une ou deux fois avec des amis. On y proposait de la musique au rez-de-chaussée, des jeux au premier étage et des divertissements plus privés dans les étages supérieurs. L’endroit était très prisé des officiers de rang moyen mais n’offrait rien qui puisse satisfaire les goûts particuliers de Percy Beauchamp.
« Je vois, avait-il dit avec calme alors que son cœur s’emballait. Et avez-vous déjà rencontré un officier nommé Randall-Isaacs ? »
C’était la partie de la lettre qu’il avait omis de confier à Hal. Denys Randall-Isaacs fréquentait Beauchamp tant en France qu’à Londres, lui avait appris son informateur. Ce nom lui avait glacé le sang.
Que cet homme lié à Percy Beauchamp ait entraîné William dans une mission de renseignements n’était peut-être qu’une coïncidence mais Grey avait du mal à le croire.
En entendant ce nom, Nessie avait brusquement relevé la tête.
« Oui », avait-elle répondu lentement.
Elle avait une trace de sucre au coin des lèvres ; il aurait voulu l’essuyer et, dans d’autres circonstances, l’aurait fait.
« En tout cas, j’en ai entendu parler. C’est un Juif, à ce qu’il paraît.
— Un Juif ? Impossible ! »
Un Juif n’aurait jamais été autorisé à prendre une commission dans l’armée, pas plus qu’un catholique.
Nessie lui avait lancé un regard en biais, se pourléchant les babines telle une chatte.
« Il n’a peut-être pas envie que ça se sache. Mais, si c’est le cas, il ferait mieux de ne pas fricoter avec des gagneuses, c’est tout ce que je peux vous
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