Le prix de l'indépendance
l’air, prête à éponger les narines et la bouche dès qu’elles émergeraient, je lançai :
— Maintenant !
Mais Lizzie ne m’avait pas attendue. La tête sortit d’un seul coup et le bébé tomba entre mes mains comme un fruit mûr.
Je versai encore un peu d’eau de la marmite fumante dans la bassine et y ajoutai de l’eau froide. La chaleur brûla mes mains ; la peau entre mes phalanges était crevassée par le long hiver et la manipulation constante d’alcool dilué pour les stérilisations. Je venais de finir de recoudre Lizzie et de la nettoyer. Le sang sur mes doigts dessina des volutes sombres dans la bassine.
Lizzie était confortablement bordée dans son lit, vêtue d’une chemise des jumeaux, la sienne n’étant toujours pas sèche. Elle riait, en proie à l’euphorie de la naissance et de la survie, ses deux maris l’encadrant, la couvrant d’attentions, lui murmurant leur admiration et leur soulagement. L’un d’eux lissait ses cheveux moites tandis que l’autre déposait des baisers dans son cou.
— Tu te sens fiévreuse, mon cœur ? s’inquiéta l’un des jumeaux.
Je me retournai. Lizzie souffrait du paludisme. Elle n’avait pas subi de crise depuis un certain temps mais peut-être que le stress de l’accouchement…
Elle embrassa Kezzie ou Jo sur le front.
— Non, mon chéri. C’est juste le bonheur qui me donne chaud.
Jo ou Kezzie la dévisagea avec adoration tandis que son frère poursuivait sa distribution de bisous.
Tante Monika toussota. Elle avait lavé le nouveau-né avec un linge humide et les écheveaux de laine que j’avais apportés, rendus doux et onctueux par la lanoline. Il était à présent enveloppé dans une couverture. Rodney s’était lassé d’observer les opérations depuis un certain temps et s’était rendormi sur le plancher près du couffin, suçant son pouce.
Un soupçon de reproche dans la voix, elle déclara à sa belle-fille :
— Fotre père, Lizzie. Il doit afoir très froid. Et il foudra foir die Mädel , mit fous mais peut-être pas mit der …
Elle inclina la tête vers le lit tout en évitant pudiquement de regarder le trio folâtre qui y était couché. A la naissance de Rodney, M. Wemyss s’était raccommodé du bout des lèvres avec ses gendres mais mieux valait ne pas pousser le bouchon trop loin.
Les paroles de Monika galvanisèrent les jumeaux qui bondirent sur leurs pieds, l’un soulevant Rodney affectueusement tandis que l’autre sortait chercher M. Wemyss, oublié dans le feu de l’action.
Bien que le teint légèrement bleuté, M. Wemyss était tellement soulagé qu’il semblait rayonner de l’intérieur. Il sourit à Monika avec une joie sincère, accordant un bref regard et une petite caresse au paquet dans ses bras, mais toute son attention était tournée vers Lizzie et celle de la jeune femme vers son père.
— Tu as les mains gelées, papa, dit-elle avec un petit gloussement.
Il voulut les retirer mais elle les retint.
— Non, reste. J’ai suffisamment chaud. Assieds-toi près de moi et dis bonjour à ta petite-fille.
Sa voix vibrait d’une fierté timide.
Monika déposa le bébé dans ses bras puis se tint aux côtés de son mari, une main sur son épaule, son visage tanné illuminé par un sentiment plus profond que la simple affection. Ce n’était pas la première fois que j’étais surprise (et vaguement confuse de l’être) par la profondeur de l’amour qu’elle portait à ce petit homme frêle et discret.
— Oh, fit doucement M. Wemyss.
Il effleura la joue du bébé du bout du doigt. La petite faisait des bruits de succion. Choquée par le traumatisme de sa naissance, elle n’avait d’abord accordé aucun intérêt au sein mais elle était visiblement en train de changer d’avis.
— Elle a faim.
Avec des gestes experts, Lizzie abaissa la couverture, redressa l’enfant et la guida vers son sein.
— Comment vas-tu l’appeler, a leannan ? demanda son père.
— Je n’ai pas réfléchi à un prénom de fille, répondit Lizzie. Elle était tellement grosse, j’étais persuadée que c’était un garçon… Aïe !
Elle se mit à rire d’un rire grave et tendre.
— J’avais oublié à quel point les nourrissons sont voraces. Aïe ! Doucement, a chuisle , voilà, comme ça…
Je saisis un écheveau de laine pour frotter mes mains à vif et aperçus les jumeaux se tenant à l’écart, côte à côte, le regard rivé sur Lizzie et leur fille, chacun avec une
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