Le prix de l'indépendance
lui vivaient tous les deux dans la cabane ; d’après ce qu’en avait dit Ian, ni l’un ni l’autre n’en étaient jamais partis. Compte tenu des conditions de vie dans l’arrière-pays, personne n’aurait cillé à l’idée d’un homme vivant avec sa femme et son frère sous le même toit. Pour les habitants de Fraser’s Ridge, Lizzie était mariée à Kezzie. Ce qui était vrai. Sauf qu’elle l’était également à Jo grâce à une série d’intrigues qui, à ce jour, me laissait encore pantoise. Toutefois, sur ordre de Jamie, la maison Beardsley taisait cette dernière information.
Quand le sentier s’élargit, Jo se rapprocha pour marcher à ma hauteur.
— Son père doit déjà être arrivé, annonça-t-il. Tout comme tante Monika. Kezzie est allé les chercher.
— Vous avez laissé Lizzie toute seule ?
Il haussa les épaules, mal à l’aise, et répondit simplement :
— C’est elle qui nous l’a ordonné.
Je n’insistai pas mais pressai encore le pas jusqu’à ce qu’un point de côté me fasse ralentir. Si Lizzie n’avait pas déjà accouché, n’avait pas fait d’hémorragie ou subi quelque autre catastrophe, la présence de « tante Monika » pourrait être utile. Seconde épouse de M. Wemyss, Monika Berrisch Wemyss était une Allemande à l’anglais limité et excentrique mais au courage et au bon sens exemplaires.
M. Wemyss n’était pas sans courage lui non plus mais il était d’une nature plus réservée. Il nous attendait sous le porche avec Kezzie. Il était clair que le beau-père soutenait le gendre plutôt que l’inverse. Le jeune homme se tordait les mains en sautillant d’un pied sur l’autre tandis que le petit M. Wemyss penché vers lui lui parlait à voix basse en lui tenant le bras. Quand ils nous entendirent puis nous virent, l’espoir leur fit redresser le dos.
Un cri retentit dans la cabane, long et grave, et les trois hommes se raidirent comme si un loup avait surgi des ténèbres.
— Ma foi, ça a l’air de bien se passer, dis-je sur un ton léger.
Ils relâchèrent leur respiration tous en même temps. Retenant un rire, je poussai la porte.
— Argh ! fit Lizzie.
Elle leva la tête depuis son lit.
— Ah, c’est vous, madame ! Dieu soit loué !
— Gott bedanket, aye ! convint tante Monika d’une voix tranquille.
Elle était à quatre pattes, en train d’éponger le sol avec un torchon. Elle ajouta :
— C’est pour bientôt, maintenant. Ch’espère.
— Je l’espère aussi, gémit Lizzie en grimaçant. AAAAARRRGH !
Ses traits se convulsèrent et devinrent rouge vif. Son corps gonflé se cambra. Cela ressemblait plus à une crise de tétanie qu’à un accouchement mais, heureusement, le spasme fut de courte durée et elle s’effondra, pantelante.
Pendant que je palpais son abdomen, elle ouvrit un œil.
— Ce n’était pas comme ça la dernière fois, fit-elle.
— Ce n’est jamais deux fois pareil, répondis-je d’un air absent.
Un premier coup d’œil avait fait bondir mon cœur : l’enfant n’était plus en position transverse. Toutefois… il n’avait pas vraiment la tête en bas non plus. Il ne bougeait pas, ce qui était généralement le cas durant le travail. Il me semblait bien avoir localisé son crâne sous les côtes de sa mère mais, pour ce qui était du reste…
— Laisse-moi regarder ça de plus près.
Elle était nue, enveloppée dans une courtepointe. Sa chemise trempée suspendue sur le dossier d’une chaise fumait devant la cheminée. Le lit n’étant pas mouillé, j’en déduisis qu’elle avait senti la rupture de ses membranes à temps pour se lever avant de perdre les eaux.
M’étant préparée au pire, je poussai un soupir de soulagement. Le risque principal d’une présentation par le siège était que le cordon descende lors de la rupture des membranes et reste coincé entre le pelvis et une partie du fœtus. Sur ce plan, tout allait bien et une légère palpation m’assura que le col de l’utérus était presque entièrement dilaté.
Il ne restait plus qu’à attendre de voir ce qui se présenterait en premier. J’ouvris ma sacoche et, plaçant discrètement la bobine de fil de fer sous une pile de linge, déployai la toile cirée. Tante Monika m’aida à y déposer Lizzie.
Lorsque Lizzie poussa un autre de ses hurlements surnaturels, Monika tressaillit et jeta un œil vers le petit lit où ronflait Rodney. Elle m’interrogea du regard, cherchant à se rassurer, puis
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