Le prix du sang
perçaient lâair. Une neige mouillée, lourde et épaisse, tombait en abondance en ce 1 er avril. Un brouillard épais interdisait de voir à plus de quelques pas.
Lessard sâactivait, résolu à empêcher les protestataires de se rassembler en un seul point.
â Vous allez nettoyer cette rue, indiqua-t-il au commandant des Toronto Dragoons, un escadron de cavaliers anxieux de voir un peu dâaction.
Les chevaux chargèrent la foule massée dans la rue Saint-Joseph, faisant reculer les centaines de travailleurs. Ils sâégaillèrent dans les artères voisines. La rue étroite se révéla impropre aux manÅuvres de cavalerie. Surtout, une science innée permit aux manifestants dâutiliser une parade efficace. Des jeunes gens tendirent un câble en travers de la chaussée. Les premières montures sâabattirent sur leur poitrail, les membres antérieurs brisés, et les cavaliers culbutèrent sur le pavé. Les chevaux suivant heurtèrent les premiers alors quâune pluie de briques, lancées depuis les toits, assommait les hommes.
Les militaires venus de Toronto durent abandonner les bêtes à leur sort, les hommes toujours valides soutinrent les blessés pendant la retraite. Leur retour sur la place du marché sema la consternation chez leurs collègues. Le commandant rendit compte de sa mésaventure à son chef et signala la présence de nombreuses personnes dans lâédifice du Cercle Frontenac.
â Nous allons y voir.
Cette fois, des centaines de fantassins sâavancèrent vers lâouest, en direction du boulevard Langelier. La carabine à la main, cinquante dâentre eux pénétrèrent dans lâédifice. Les occupants se sauvèrent par les portes et les fenêtres arrière. Les soldats purent continuer ensuite leur progression sans craindre dâêtre pris à revers. Devant eux, des hommes se promenaient avec de longues perches afin de briser les ampoules des réverbères. Lâobscurité se répandit lentement dans les rues des quartiers Saint-Roch, Saint-Sauveur et Jacques-Cartier.
Au moment où les militaires débouchaient dans le boulevard Langelier, des détonations résonnèrent. Les officiers reconnurent les coups de revolver et se souvinrent de lâarmurerie Brousseau, dévalisée deux jours plus tôt. Malgré lâabsence de lampadaires, une clarté blafarde reflétée sur la neige permettait de distinguer des ombres par centaines.
Le commandant chercha un lieutenant, puis lui murmura à lâoreille :
â Dites à Lessard quâun attroupement est en train de se former ici. Des hommes semblent armés.
Quelques minutes plus tard, le major-général ordonnait au major Mitchell de placer des mitrailleuses aux coins des rues Saint-Vallier, Saint-Joseph et Bagot. Les militaires marcheraient ensuite dans le boulevard Langelier afin de dégager lâendroit.
* * *
Pour une seconde nuit, Thomas Picard entendait protéger son commerce. En fin dâaprès-midi, les employés du service de livraison avaient cloué des feuilles de contreplaqué dans les vitrines du rez-de-chaussée. Ensuite, une douzaine dâentre eux se partagèrent entre les accès des rues Saint-Joseph et Des Fossés. Ils aperçurent des manifestants faisant éclater des réverbères et entendirent les clameurs de la charge de cavalerie. Quelques coups de feu suivirent.
Ãdouard entrouvrit la porte afin de demander aux passants des informations sur les derniers événements. Quelquâun lui expliqua :
â Les hommes se regroupent dans Langelier. Si les Anglais osent venir, nous les recevrons!
Au cours de la journée, il avait vu la concentration de militaires sur la place du marché ainsi que les équipements réunis. La situation tournerait nécessairement au plus mal. Il entraîna Melançon dans un coin discret, puis demanda à voix basse :
â Tu peux me rendre un service?
â ⦠Jâai bien une bouteille cachée quelque part.
Le jeune homme lui adressa un sourire ironique, puis continua :
â Non, ce nâest pas cela. Je respecte la prohibition⦠en public. Peux-tu garder un secret?
Lâautre le contempla, puis répondit :
â Oui, bien sûr.
â Ce soir, le désordre⦠Les manifestants se réunissent dans
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