Le prix du sang
cria quelquâun.
â Pires que des Boches, intervint un autre.
Le politicien reprit son souffle, puis continua :
â Ottawa a envoyé un enquêteur, Harold Machin, afin de tirer au clair le comportement des spotteurs. Il mâassure que les soldats ne patrouilleront pas les rues. Même le maire Lavigueur leur demande de ne pas quitter les casernes. Cependant, ils se tiendront tout près, et au moindre incident⦠Ne leur donnons pas le prétexte dâintervenir.
Les manifestants demeuraient perplexes. Lavergne ne les avait pas habitués à des discours semblables. Les uns trouvaient le revirement suspect, les autres jugeaient la menace de représailles bien réelle désormais, si elle rendait cet agitateur si timide.
Quelques minutes plus tard, lâorateur abandonna son estrade improvisée. Lentement, les spectateurs quittèrent les lieux, la mine basse, comme déçus de ne pas être invités à gravir à nouveau la côte dâAbraham en chantant des hymnes patriotiques. Ãdouard sâapprocha et commença par demander:
â Cette grippe ne passe pas?
â Je devrais être dans mon lit, un verre de gin chaud sur le chevet.
â Est-ce vrai, ton histoire dâenquêteur?
Son interlocuteur se troubla un moment avant de convenir :
â Ce Machin se trouve bien à Québec pour enquêter. Je lui ai parlé cet après-midi.
â Les troupes ne se promèneront pas dans les rues? Il vaudrait peut-être mieux quâelles le fassent. Des manifestants défoncent les commerces.
â Ce sont quelques voyous qui se mêlent à nous. La présence de soldats excite la colère des plus inquiets. Cela pourrait entraîner des gestes regrettables.
Après avoir alimenté les passions lors des dernières années, le politicien paraissait maintenant dépassé par les événements. Ãdouard songea aux condamnations répétées de son père : les agitateurs sâen tireraient impunément, protégés par des amis, des parents ou leur seule position sociale. Les gens modestes entraînés dans leur sillage régleraient la facture, à la fin.
â Je rentre au magasin. Va te coucher, tu ressembles à un déterré.
â Au magasin?
â Nous sommes une dizaine à monter la garde afin de sauver nos vitrines de tes amis.
Dâun pas vif, il sâengagea dans la rue Saint-Joseph.
* * *
Le rayon du matériel de sport offrait de nombreuses ressources. Un fusil de calibre 12 près de lui, une couverture le couvrant pour le protéger du froid, Ãdouard dormit quelques heures. Ses compagnons ronflaient autour de lui. Le soleil se levait à peine quand son père donna de petits coups de pied sur ses souliers pour le réveiller. Il se redressa dans un sursaut et mit un instant avant de reprendre ses esprits.
â Les rues sont paisibles, commença le marchand.
â Les manifestantsâ¦
â ⦠ne se sont pas présentés, les pillards non plus. Autour dâeux, les employés sortaient de leur sommeil.
Thomas annonça à la ronde :
â Jâai demandé aux gens des cuisines dâouvrir un peu plus tôt. Vous pourrez manger un repas chaud au restaurant du sixième avant de rentrer à la maison. Vous viendrez reprendre votre poste en fin dâaprès-midiâ¦
â Les livraisons? demanda Melançon.
â Nous ne livrerons rien aujourdâhui. Les rues risquent dâêtre incertaines. Demande à tes hommes de venir ce soir. Nous allons camper sur les lieux, le temps que tout le monde se calme un peu.
Les employés firent comme on le leur disait. Ãdouard replia soigneusement sa couverture et prit son fusil en disant :
â Autant mettre cet outil dans ton bureau. Mais les choses devraient sâaméliorer, dorénavant. Selon Lavergne, Ottawa a envoyé un enquêteur dans la ville. Lâarmée demeurera à la caserne, sâabstenant de patrouiller les rues.
â Fais-tu encore confiance à ce que cet homme raconte?
Devant lâair interdit de son fils, le commerçant lui fit signe de le suivre. Ils sortirent sur le trottoir de la rue Saint-Joseph. Sur le mur de lâétablissement, entre la porte et lâune des vitrines, on avait collé une affiche. Ãdouard lut à mi-voix :
AVIS PUBLIC
Les autorités militaires désirent porter
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