Le prix du sang
mauvais coups.
Une sonnerie retentit. Thomas regarda sa femme et se leva en disant :
â Je prends lâappel dans mon bureau.
Ãdouard le suivit, se tint dans lâembrasure de la porte.
â Ils ont touché au magasin? entendit-il bientôt.
La réplique, à lâautre bout du fil, ne satisfit quâà demi le marchand.
â Réunis une dizaine dâhommes, et viens avec eux au commerce. Nous arrivons.
Lâhomme raccrocha lâécouteur du téléphone, revint vers le salon, expliqua à la fois à lâintention dâÃlisabeth et de son fils :
â Melançon vient de me dire que des voyous défoncent les vitrines des commerces de la rue Saint-Joseph. Je lui ai demandé de venir avec des hommes. Nous allons monter la garde dans le magasin, défendre les lieux si nécessaire.
La femme quitta son siège pour venir vers lui, posa sa main sur son avant-bras en disant :
â Cela peut être dangereux.
â Ne tâinquiète pas outre mesure. Une simple présence découragera ces agités. Ãdouard, va démarrer la voiture, je te rejoins.
Lâhomme passa à nouveau dans la pièce adjacente, chercha dans le tiroir du haut de son bureau, glissa un revolver et une boîte de cartouches dans les poches de sa veste.
â Comment veux-tu que je ne mâinquiète pas? Tu songes à te munir dâune arme. Téléphone plutôt à la police.
â Jâinsiste pourtant : ne te fais pas de mauvais sang. Jâai vu moi-même les occupants du poste de police numéro trois fuir les lieux devant les manifestants. Je protégerai mes biens moi-même.
â Si les policiers se sont enfuis, tu ne peux pas faire face à ces gens avec quelques employés.
â Je verrai bien. Jâai travaillé dans ce commerce depuis lââge de dix ans, je ne resterai pas les bras croisés à regarder ces voyous ruiner tous mes efforts.
Lâhomme se pencha pour embrasser sa femme sur la bouche, un bras passé autour de sa taille. Un instant plus tard, il enfila son manteau tout en se dirigeant vers la Buick.
* * *
Melançon se tenait sur le trottoir de la rue Saint-Joseph avec cinq hommes. Thomas sauta de la voiture, puis demanda :
â Tu nâas pas pu en trouver plus?
â Quatre gars se tiennent devant lâentrée de la rue Des Fossés.
â Parfait.
Le commerçant se pencha pour dire à son fils, toujours derrière le volant :
â Va te stationner à lâarrière et rejoins les employés qui attendent là . Amène-les au rayon des sports afin de les équiper.
â Tu veux dire⦠des armes?
â Donne un calibre 12 au plus fiable, ou alors garde-le pour toi. Des bâtons de baseball suffiront pour les autres.
Un grand magasin de détail recelait assez de richesses pour permettre à cinquante hommes de soutenir un long siège. Thomas ajouta encore :
â Enlève la marchandise des vitrines, pour ne pas attirer la convoitise, et poste tes hommes pour quâon puisse les voir de la rue. Cela devrait décourager les plus audacieux.
* * *
Les quelques voyous désireux de se servir dans les magasins de la Basse-Ville ne représentaient quâune infime minorité des personnes se trouvant toujours dehors à onze heures du soir. Un bruit composé de mille voix au moins venait de la place du marché Jacques-Cartier, situé à cent verges tout au plus. Les hymnes de la France et du Canada français étaient sans cesse repris. à la fin, Ãdouard nây tint plus :
â Je vais aller voir ce qui se passe.
â Nous ne serons pas de trop pour défendre les lieux, protesta son père.
â Ils paraissent être des milliers. Mieux vaut connaître leurs intentions. Je viendrai vous avertir si un mouvement se dessine dans cette direction.
Le marchand acquiesça finalement. Ãdouard marcha rapidement vers le marché pour trouver au coin des rues Saint-Joseph et de la Couronne un rassemblement de plusieurs milliers de jeune gens. Armand Lavergne se tenait debout sur la plate-forme arrière dâun petit camion Ford. Lâair fiévreux, le geste hésitant, il sâadressait à la multitude dâune voix cassée:
â Rentrez chez vous. Des milliers de soldats se trouvent dans la villeâ¦
â Ils se comportent comme dans un pays conquis!
Weitere Kostenlose Bücher