Le prix du sang
mais certains tiraient des coups de feu. Nous les avons entendus.
â Même Henri Bourassa a approuvé les mesures de maintien de lâordre dans les pages du Devoir , intervint le gros notaire.
â Cela nâempêchera pas le gouvernement dâadopter un arrêté ministériel sur la censure, ricana le maître de la maison, une mesure faite exprès pour museler ce mauvais journal. Tout commentaire négatif sur les Alliés, sur les buts ou la façon de mener la guerre lui vaudra une poursuite.
Un instant, son fils eut envie de protester, de clamer : « On fait la guerre pour défendre la démocratie, et on la viole chez nous! » Il préféra se taire. La veille, Ãvelyne avait donné naissance à un gros garçon. Mieux valait endosser la tenue dâun père de famille respectable.
â Ces quatre morts, tous ces blessés, en pure perte, glissa Ãlisabeth, attristée.
Les journaux évoquaient le nombre de soixante-dix blessés parmi les civils, le plus souvent victimes de chutes dans leur fuite, ou alors atteints par des ricochets.
â Ce seront les martyrs des nationalistes, compléta Thomas. Il y a bien un résultat : le nouveau climat a encouragé les spotteurs. Ils ont procédé à deux cents arrestations en douze jours.
â Cette histoire de balles explosivesâ¦
Ãdouard arrivait mal à taire les arguments de ses amis. Le coroner chargé de lâenquête, le docteur JolicÅur, avait évoqué dans son rapport lâusage dans les rues de Québec de munitions interdites par les lois de la guerre. Le tribunal avait choisi dâignorer ce « détail » au moment de juger la conduite des soldats mis en cause. Un regard en direction de son père lâamena à changer de sujet :
â La marchandise dâété me semble moins belle que dâhabitude.
â Maintenant que les Ãtats-Unis sont engagés à fond dans la guerre, les ateliers de confection ont sans doute du mal à recruter un personnel expérimenté.
â Au moins, on peut espérer une fin rapide à ce conflit, intervint Ãlisabeth.
Personne nâeut la cruauté de la détromper.
* * *
â Au moins, vous dormirez un peu mieux, commenta Jeanne. La situation menaçait de vous rendre malade.
Elle buvait son sherry à petites gorgées, toujours un peu mal à lâaise de profiter de ce luxe, surtout en période de prohibition. Elle se tenait une nouvelle fois assise du bout des fesses sur le canapé du salon.
â Si vous tenez à trouver un côté positif au fait que je me fasse chasser de ma chambreâ¦
Fernand réprimait mal sa frustration. Sans doute rallié aux arguments dâEugénie, cette fois, le docteur Hamelin avait utilisé les mots magiques : « Pour le bien de ma patiente ». Il nây avait plus rien à dire après cela. La veille, il avait migré dans la pièce du fond, totalement à lâarrière de la maison. La domestique préféra abandonner ce sujet un peu inconvenant pour revenir à ses propres inquiétudes :
â Cette modification à la loi⦠Il ne reste rien à faire?
â Lâannulation en bloc de toutes les exemptions?
Le gouvernement unioniste avait modifié la loi du service militaire le 16 avril. La chose ne surprenait personne : lâenrôlement obligatoire ne signifiait plus rien, si lâimmense majorité des appelés se dérobait grâce à des tribunaux complaisants. Tous les appelés célibataires âgés de vingt à vingt-trois ans devaient se présenter bientôt au médecin militaire, à lâexception des membres du clergé.
â Oui. Je croyais mes deux frères sortis dâaffaire. Les voilà à nouveau conscrits. Vous ne pourriez pas les aider encore?
â Non. Lâarrêté ministériel est très clair. à moins dâavoir une santé fragileâ¦
â Vous les avez vus?
En effet, les deux frères Girard paraissaient très robustes. Aucun médecin nâarriverait à une autre conclusion.
â Je suis désolé, sincèrement. Ils devront se présenter, ou alors les spotteurs risquent de les arrêter.
Fernand tendit la main pour la poser sur lâavant-bras de la jeune femme. Elle sursauta légèrement, mais ne se déroba pas au
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