Le prix du sang
téléphoné. Un peloton se promenait rue Saint-Joseph au moment du lever du soleil.
Un silence embarrassé succéda à ces mots. à la fin, le militaire demanda :
â Ce sera tout?
â Hier soir, jâai parlé avec Harold Machin. Il a convenu de ne pas montrer dâhommes en uniforme afin de permettre aux esprits de se calmer.
â Ce petit monsieur peut dire nâimporte quoi. Cependant, le général Landry est le commandant du district militaire numéro cinq, celui de Québec.
â Hier soir, pour renvoyer les manifestants chez eux, jâai promis que les soldats ne patrouilleraient pas.
Lâofficier éclata de rire, de même que les membres de son état-major comprenant le français.
â Vous êtes bien imprudent de faire des promesses de ce genre au nom du général Landry.
â Je voulais éviter le désordre. Si toutes les provocations sont écartées, les gens se calmeront.
â Nâavez-vous pas proclamé en public, à plusieurs reprises : « Que périsse lâAngleterre »? Nâavez-vous pas défié le gouvernement de vous poursuivre pour haute trahison? Nâavez-vous pas déclaré être indifférent à ce que lâAllemagne occupe le Canada? La phrase avait un si bel effet : « Mordu par un chien ou par une chienneâ¦Â » Ce sont vos mots, nâEst-ce pas? Et maintenant, vous me dites souhaiter éviter le désordre?
Le militaire soulevait les sourcils pour imiter lâétonnement. Lavergne resta silencieux. Ses envolées oratoires paraissaient un peu risibles devant ce quarteron dâuniformes kakis.
â Si vous ne patrouillez pas les rues, les choses rentreront dans lâordre.
â Mais si vous nâaviez pas monté les esprits, nous nâen serions pas là , nâest-ce pas? Vous me rappelez Riel.
â Pardon?
â Le bonhomme lançait ses hommes à lâattaque, mais on ne le voyait pas près de la ligne de feu. Exactement comme vous faites aujourdâhui. Après de grands discours enflammés, vous rentrez dans votre suite douillette au Château . Bien sûr, si des cadavres jonchent le sol, comme à Batoche, vous aurez bien des amis en haut lieu pour vous protéger. En cela, vous différez du pauvre chef métis.
Armand Lavergne voulut protester, chercha ses mots. Il formula enfin, dâun ton accusateur :
â Si cela se termine mal, ce sera de votre faute.
â Non, si cela se termine mal, ce sera la faute des agitateurs qui, une fois les beaux discours terminés, rentrent dans leur confortable intérieur.
Le politicien se leva sans prononcer un mot de plus, puis se dirigea vers la sortie de la salle à manger, les yeux rieurs des militaires fixés sur son dos. Au moment de revenir dans le hall, il aperçut enfin un homme à lâallure familière, croisé trop souvent depuis la veille pour que cela tienne au hasard. Rageur, il revint vers la table du major-général, interrompit la conversation en disant :
â Le gars qui me suitâ¦
Du pouce, Lavergne montrait derrière lui.
â Votre bon ange?
â Vous me faites surveiller?
â Vous, et tous les officiers de la Ligue anticonscriptionniste, et même quelques autres personnes. Si cela se termine mal, jâespère bien avoir assez de preuves pour rendre possible des accusations dâincitation à la révolte.
Le politicien tourna de nouveau les talons pour quitter les lieux, définitivement cette fois.
* * *
Toute la journée, les militaires imposèrent leur présence près du Manège militaire, dans la Grande Allée, devant lâHôtel du gouvernement, les ruines de lâAuditorium, et surtout, dans toutes les rues de la Basse-Ville. En soirée, afin dâéviter un nouveau rassemblement, plus dâun millier de soldats se massèrent sur la place du marché Jacques-Cartier. à chacun des quatre coins de celle-ci, une mitrailleuse permettait de tenir la foule en respect. Le major-général Lessard tenait son quartier général dans une énorme automobile et donnait des ordres à la troupe.
De façon systématique, les patrouilles se trouvaient harcelées par des adolescents et victimes de jets de cailloux. Vers huit heures, toutes les rues avoisinant le marché se remplirent de manifestants. Les chants patriotiques
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