Le prix du secret
yeux mordorés, entre lesquels un pli de douleur subsistait, me lancèrent un regard de défi.
— La passion pousse les hommes les plus forts au ridicule. On ne l’y reprendra plus. Quant à Sidney, il n’avait pas de mauvaise intention ; il voulait seulement aider, quoique à mauvais escient. Tandis que Robin, lui… est ambitieux.
L’ambition et la passion produisaient parfois un effet à peu près semblable. Sans doute Dudley était-il attiré autant par ses rêves de pouvoir que par la fine et mystérieuse personne d’Élisabeth. Cela aussi, pensais-je, elle le savait.
Sir Henry entra dans le jardin au même instant, comme à la seule mention de son nom. La reine leva la main en signe de bienvenue et il traversa la pelouse dans notre direction. Il était bien tourné, pas très grand, mais souple et vigoureux. Il avait des cheveux bruns tirant sur le roux, une barbe soignée et une prédilection pour les vêtements de couleur rouille qui s’accordaient à son teint. Il salua avec grâce, ôtant son couvre-chef d’un ample geste du bras.
— Madame… Êtes-vous remise ? J’ai entendu que ce matin vous ne vous sentiez pas bien.
— Oui, je vais mieux à présent. Cependant, je suis préoccupée.
— Puis-je être du moindre secours ?
— Peut-être, répondit Élisabeth.
Elle continua à marcher quelques instants en silence. Sa longue jupe bleue brodée de petites fleurs de lis jaunes produisait un léger froufrou sur le gazon. Sir Henry avançait d’un côté de la reine, Lady Katherine et moi de l’autre. Lady Katherine était la cousine d’Élisabeth et son amie intime ; pour ma part, je devais sous peu m’absenter de la cour et ma souveraine voulait, disait-elle, profiter de la compagnie de sa chère Ursula tant qu’elle le pouvait.
— Je songe à cette triste affaire de l’an dernier, reprit la reine. Quand Robin voulait demander à l’Espagne de soutenir ses aspirations matrimoniales par la force des armes.
Sir Henry rougit d’embarras.
— Je déplore sa tentative, poursuivit-elle, d’autant qu’il a pu semer une graine qui germera un jour. Cette crainte ne quitte guère mon esprit. De Quadra n’a pas réagi cette fois-ci ; néanmoins, ne serait-on pas avisé de s’assurer que l’Espagne craigne trop l’Angleterre pour l’attaquer ?
— Il n’y aurait rien de mal à montrer que notre royaume est puissant et tenu d’une main ferme, convint Sidney avec prudence.
— Et solvable ! ajouta Élisabeth. Toutefois, la subtilité s’impose. Une parade militaire serait impressionnante, mais trop ostentatoire. De Quadra ne doit pas soupçonner que nous redoutons son maître. Il nous faut une allusion élégante, sous la forme d’un événement agréable.
Nous étions ainsi invités à soumettre nos propositions.
— Un banquet officiel ? suggéra Lady Katherine. Avec des divertissements somptueux, des chandelles parfumées et de la vaisselle d’or ?
— Notre bon évêque a déjà assisté à plusieurs festins, répliqua la reine. En certaine occasion, je l’ai vu soupeser une assiette en or, se demandant si le métal était massif. Je m’attendais presque à ce qu’il la cache dans une serviette en vue de la faire estimer. J’ai ouï dire que Philippe d’Espagne a fait fondre sa vaisselle précieuse pour ne pas s’endetter…
— Est-ce vrai ? s’étonna Sir Henry. Le Conseil n’en a pas été informé.
— Il s’agit d’une rumeur, expliqua Élisabeth. De on-dit. Je les crois fondés, toutefois. Ma situation est plus confortable que celle de Philippe et mon or est de bon aloi. Cependant, un monarque peut étaler une riche vaisselle tout en ayant des coffres vides…
— À coup sûr, madame, les coffres du Trésor en sont loin ! souligna Sidney.
— Certes, acquiesça la reine. Mais de Quadra ne le sait pas.
Le silence s’installa tandis que nous marchions. Elle observa soudain, d’un ton pensif :
— Des coffres pleins sont le signe qu’un souverain peut lever et équiper une armée. Qu’on les montre, et plus besoin de parade militaire. Oui. Je parlerai à mon Lord Trésorier dès demain.
En théorie, ce devait être une petite inspection du Trésor conservé dans la Tour de Londres. La reine serait accompagnée par Sir Robin Dudley, Sir Henry Sidney, ses suivantes préférées et quelques privilégiés, dont les ambassadeurs de France et d’Espagne. Une visite sans cérémonie.
En pratique, cela signifiait que,
Weitere Kostenlose Bücher