Le règne du chaos
un ancien écuyer qui fut, un temps, un guerrier.
Je m’interrompis.
— Érudit fort intéressé par les carillons, vous avez rédigé De sonitu tonitorum – Du timbre des cloches. Il est facile de comprendre que vous vous soyez rendu souvent dans le clocher. Vous vous êtes lié d’amitié avec le malheureux frère Eusebius, que plus tard vous avez occis.
Isabelle se redressa. Elle avait sorti un chapelet de corail de l’escarcelle de soie pendue à sa ceinture et jouait avec la croix. Dunheved – que Dieu le protège ! – me regardait comme s’il savourait chacun de mes mots.
— Lanercost est venu vers vous – je montrai le dominicain du doigt – pour se confesser, se confier ; l’un ou l’autre. Il a laissé libre cours à son ire, à son chagrin. Gaveston les avait trahis, lui et son frère, aussi, pour se venger, Lanercost a trahi Gaveston. Il a déployé toute son éloquence en exposant ce que lui et les autres avaient fait pour le favori en Écosse.
— C’est-à-dire ? intervint Isabelle d’un ton coupant.
— Un sacrilège complot meurtrier !
— Auquel mon époux n’avait point part.
— Je ne pense pas, Votre Grâce. Lanercost avait été officiellement dépêché en Écosse pour demander de l’aide contre les barons. En sous-main, Gaveston et ses Aquilae mirent sur pied leur propre plan : capturer l’épouse d’Édouard afin qu’elle serve de rançon ou même…
Je me tus un instant.
— … la supprimer.
— Bruce, un prince, murmura Isabelle, tremper dans cette vilenie ?
— Madame, j’ai déjà ouï cela. Pourtant, combien de femmes proches de Bruce, et de ses chefs militaires aussi – Stuart, Murray, Randolph –, n’ont-elles pas été prises, violentées ou tuées ? Bruce, pour sa part, peut avoir hésité, mais pas eux. La guerre par le feu, par l’épée fait rage en Écosse. Que leur importait ? Cela aurait pu arriver, comme ce faillit être le cas à Tynemouth : une flèche perdue, un soldat inconnu… Après tout, l’une des dames d’honneur de Votre Grâce a péri dans cette sanglante aventure.
Ma maîtresse pinça les lèvres et détourna le regard.
— Pour tous, repris-je, Gaveston négociait au nom du roi. En cachette, lui et ses acolytes conspiraient pour enlever, voire mettre à mort, leur reine, l’épouse d’Édouard.
— Pourquoi ? persifla Dunheved d’un ton sec.
— Vous le savez, mon frère, comme moi. Gaveston était alors vraiment jaloux de Sa Grâce. Il estimait qu’elle et son enfant le supplantaient dans l’affection du monarque. La venue de l’héritier espéré le contrariait fort. Gaveston était un godelureau choyé et gâté. Il voulait revivre le bon vieux temps lorsque lui et Édouard étaient seuls, sans personne autour d’eux.
— Et comment cela devait-il être exécuté ? demanda Isabelle.
— Eh bien, Votre Grâce, ce devait être assez facile, la Cour se trouvant vulnérable au nord et les forces de Bruce prêtes à franchir la frontière dans de rapides incursions ainsi qu’elles l’ont fait à Tynemouth. Mais je poursuis. Dunheved vous a-t-il dit ce qu’il avait appris de la bouche de Lanercost, madame ?
Pour toute réponse, Isabelle me fixa d’un œil vitreux : ni sourire ni minauderie, juste un regard vide, mort. Près d’elle, Dunheved s’agita avec une certaine nervosité.
— Frère Stephen, vous étiez furieux. Vous étiez résolu à faire payer leur félonie à ces hommes qui mettaient en danger la vie de Sa Grâce. Vous aimez ça : être juge et bourreau. Votre cause était sans nul doute juste. Ce que Gaveston préparait était un horrible meurtre et une odieuse trahison.
— Auxquels mon époux n’avait point part, répéta Isabelle.
— Non, madame, je ne crois pas et vous ne le croyez pas davantage. Gaveston ne désirait que se débarrasser de vous et de votre enfant. Vous, mon frère, aviez décidé de ne pas frapper directement le favori mais de l’affaiblir et de les châtier, lui et ses fidèles, pour leurs crimes. Lanercost fut le premier. Il fallait le faire disparaître sans tarder de peur qu’il ne change d’avis et ne révèle à son maître ce qu’il avait dit et à qui. Il fallait surtout infliger le châtiment. Frère Stephen, vous avez un mordant sens de la farce : vous avez choisi de faire s’écraser au sol Gaveston et ses prétendus aigles. Tout à fait à l’instar de Simon le Mage, qui pouvait voler et que saint Pierre avait chassé
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