Le règne du chaos
dans son hostellerie. Maître Bertrand Demontaigu avait aussi séjourné céans, mais s’était pour le moment absenté pour vaquer à ses affaires. Le prieur ajouta qu’il avait été étonné par les requêtes de Demontaigu mais y avait accédé dans l’espoir que les mystérieux trépas qui s’étaient déroulés dans l’église du couvent pourraient être élucidés. Que Dieu bénisse ces frères : ils me reçurent comme si j’étais leur sœur ! On me proposa la chambre la plus agréable, des mets savoureux. Le lendemain matin, Bertrand revint.
Nous nous retrouvâmes dans cette même roseraie où Lanercost et les autres Aquilae se vautraient, riant et buvant, lorsque nous avions apporté la nouvelle du massacre dans les landes. Cela semblait maintenant faire une éternité. Le jardin, plein des senteurs entêtantes de l’été, était silencieux, contraste prononcé avec la morne sévérité de Scarborough, l’horrible rangée d’arbres sur la colline de Blacklow, le corps de Gaveston baignant dans son sang, la tête tranchée d’un comte naguère superbe gisant sous le couvert tel un morceau de porc sur l’étal d’un boucher. Je confiai à Bertrand toutes les peurs qui habitaient mon âme, les images, les rêves, les cauchemars qui accablaient mon esprit. Bertrand, assis sur la banquette d’herbe près de moi, me prit la main et me regarda en face, en confesseur qu’il était de fait. Quand j’en eus fini, il m’apprit que le roi, bien qu’effondré par la mort de son favori, semblait étrangement peu disposé à se dresser contre les assassins de son bien-aimé frère Gaveston. Les médisances, ajouta Demontaigu, pleuvaient dru comme averse en été.
— Mathilde, déclara-t-il, Dieu seul sait si Édouard n’est pas, en son for intérieur, soulagé que Gaveston ne soit plus.
Puis il en vint à d’autres sujets sur lesquels je l’avais prié d’enquêter à son retour à York. Ce qu’il me narra ne fit que renforcer mes soupçons. Il avait été dans la bibliothèque du prieuré et, à la grande surprise du prieur, avait hissé « l’homme de paille », comme il le nomma, habillé d’oripeaux, dans le clocher désert et hanté. Il me décrivit en riant ce qui s’ensuivit et, comme pour se gausser avec gentillesse de ses mots, les imposantes cloches commencèrent à sonner vêpres. Bertrand attendit qu’elles aient fini.
— Vous connaissez la vérité, Mathilde. M’en ferez-vous part ?
— Bientôt.
Je lui caressai la joue.
— Bientôt, quand ces perfidies tramées dans l’ombre seront mises en pleine lumière. Elles le seront tôt ou tard, pourtant, en attendant, Bertrand, pour votre sécurité et celle de ma maîtresse, il vaut mieux garder le silence. La mort de Gaveston n’a pas servi à grand-chose, si ce n’est à préciser l’endroit où se situe chacun. Les pièces se sont déplacées sur l’échiquier et elles se déplaceront derechef. Il y aura une période de calme, murmurai-je, jusqu’à ce que les furies se rassemblent une fois de plus. Pour l’heure je suis le conseil d’Isabelle : video atque taceo – je veille et je me tais.
Bertrand revint encore un peu à la charge. Il me fit répéter les détails macabres de la colline de Blacklow. Peut-être voulait-il exorciser mon âme et en savoir davantage sur Gaveston et l’hécatombe de ses frères templiers au Trou du Diable.
— Ce n’est pourtant pas la racine de ce mal, n’est-ce pas, Mathilde ?
— Non, répondis-je. La vilenie meurtrière ourdie en Écosse est la cause d’une grande partie de ce qui est arrivé depuis. Les Beaumont – que Dieu les garde ! – n’étaient qu’une simple contrariété. Ils ont soupçonné à juste titre quelque manigance mais ont cru que cela concernait leurs domaines, qu’Édouard avait passé un pacte secret avec Bruce pour renoncer à toutes prétentions en Écosse. Ils se trompaient. Gaveston préparait une plus grave félonie.
— Et maintenant vous savez ce qu’il en est ?
— Oh oui !
Je lui lâchai les mains.
— Je désirais que vous reveniez ici et vous avez fait ce que je voulais.
Je me penchai pour l’embrasser sur la joue.
— Croyez-moi. Je n’étais point une belle damoiselle en danger sur terre et sur mer. Warwick et les autres ont fait preuve de toute la courtoisie désirable. Ce n’étaient que des faucons, qui avaient choisi leur proie : Gaveston. La bête a été abattue. Ils sont satisfaits, du moins pour le
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