Le règne du chaos
piloris latéraux où étaient exposés des mécréants à la tête et au visage encroûtés de fumier de cheval et de miel. Nous franchîmes enfin la porte béante et empruntâmes la route de Tadcaster. Paysans, frères vagants, prêcheurs et conteurs s’y pressaient. L’un de ces derniers, dans l’espoir ardent d’attirer la clientèle, s’était arrêté au bord du chemin sur les marches d’une croix en ruine d’où il déclamait le verset d’Isaïe : « Je disais : Au midi de mes jours, je m’en vais, aux portes du shéol, je serai gardé pour le restant de mes ans 3 . » Nous étions loin de nous rendre compte à quel point cela était vrai pour nous ! Nous chevauchâmes un petit moment et fîmes halte tandis qu’Ausel consultait la carte qu’il avait dessinée. Demontaigu ôta le masque qui protégeait sa bouche, se pencha et me présenta ses excuses pour son silence. Puis il justifia l’urgente nécessité de notre action.
— Les sergents nous donneront des nouvelles d’Écosse. Ils ont vu Bruce en personne. Mathilde, nous aurons bientôt un refuge.
Mon cœur s’emballa, comme toujours à l’éventualité de son départ.
Bertrand sentit ma crainte.
— Non, non ! Non, ma doucette* 4 , précisa-t-il en souriant. Je n’irai point en Écosse avec les autres. Mes devoirs me retiennent ici, avec vous, en Angleterre. Je suis fort heureux, ajouta-t-il, espiègle, de garder yeux et oreilles ouverts sur les événements en cours.
J’allais répondre quand Ausel nous enjoignit de le suivre. Nous partîmes au petit galop vers ce que nos compagnons nommaient « les grandes friches du Yorkshire », de sinistres landes désertes témoignant encore des incendies allumés par Guillaume le Conquérant voilà des centaines d’années. L’endroit, sauvage et inculte, était une vraie tapisserie aux couleurs changeantes : diverses nuances de vert, d’or, de noir, quelques éclats mauves là où des touffes de bruyère sauvage s’ouvraient dans l’herbe. Des nuages s’assemblaient et cachaient le soleil. Rapidement le ciel se couvrit. Nous avancions dans ce paysage embrumé de pluie à travers résistants ajoncs et robuste bruyère, nos bidets progressant avec prudence. Avec ses vieux rochers plus noirs que le fer le paysage donnait le frisson. Au-dessus de nous des oiseaux piaillaient telles des âmes perdues dans le vent. Notre groupe poursuivit sa route quelque temps sans dire mot parmi un bosquet dense d’arbres noueux, puis le terrain se fit plus escarpé. J’étais très mal à l’aise. Peut-être était-ce dû au contraste entre la cité agitée et bruyante et ce lieu plongé dans un complet silence de mauvais augure qui gardait ses macabres secrets.
Parvenus au sommet nous baissâmes les yeux sur une scène digne de l’Enfer. Le Trou du Diable était un vaste bassin profondément creusé dans ce rude pays. Au centre s’élevaient les vestiges d’une ancienne maison en granit gris, dont le toit de chaume avait disparu depuis longtemps. Tout autour se dressaient des arbres rabougris, restes, sans doute, de quelque ancienne forêt où de sanguinaires dieux païens avaient l’habitude de s’abriter. Le poète écrit : « Qui peint une rose ne peut peindre son âme parfumée. » On peut aussi le dire de ceux qui décrivent les démons : ils ne peuvent rendre les vraies terreurs de l’Enfer, ce qu’était devenu le Trou du Diable. Tout était silence à l’emplacement du vieux cottage, mais aux branches des arbres voisins pendaient cinq corps. Le spectacle était barbare et difficile à supporter. Nous dévalâmes la pente, mîmes pied à terre et, en fouillant les alentours, nous découvrîmes des traces de combat : le sol avait été foulé par nombre de cavaliers ; sur l’herbe éclaboussée de sang étaient éparpillés d’inquiétants morceaux de cuir et d’armes ainsi qu’un poignard brisé. Il n’y avait rien d’autre. Ni chevaux, ni bagages, rien, si ce n’est ces cinq cadavres, yeux arrachés, pieds nus, vêtus seulement de justaucorps et de chausses, qui se balançaient doucement dans le vent, faisant craquer les branches sous leur poids. Certains avaient péri avant d’être pendus. Ils avaient d’horribles blessures bleu-noir à la poitrine et au ventre ; leur bouche mutilée et leur crâne défoncé narraient leur macabre histoire. Il existe des lieux qui empestent le mal inexpiable. C’était sans nul doute le cas du Trou du Diable. La façon dont
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