Le Roi de fer
elle se
dissipa, Geoffroy de Charnay était en flammes, hurlant et haletant, et tentant
de s’arracher au poteau qui tremblait sur sa base. Le grand-maître inclinait le
visage vers son compagnon, et lui parlait ; mais la foule grondait si
fort, à présent, pour surmonter son horreur, que l’on ne put rien entendre
sinon le mot de « frère » par deux fois lancé.
Les aides-bourreaux couraient en se
bousculant, puisant dans la réserve de bûches et attisant le foyer avec de
longs crocs de fer.
Louis de Navarre, dont la pensée
avait des retours assez lents, demanda à son frère :
— Es-tu bien sûr d’avoir vu des
lumières dans la tour de Nesle ? Je n’en aperçois point.
Et un souci, un moment, sembla
l’habiter.
Enguerrand de Marigny s’était mis la
main devant les yeux, comme pour se protéger de l’éclat des flammes.
— Belle image de l’Enfer que
vous nous donnez là, messire de Nogaret ! dit le comte de Valois. Est-ce à
votre vie future que vous songez ?
Guillaume de Nogaret ne répondit
pas.
Geoffroy de Charnay n’était plus
qu’un objet qui noircissait, crépitait, se gonflait de bulles, s’effondrait
lentement dans la cendre, devenait cendre.
Des femmes s’évanouirent. D’autres
s’approchaient de la berge, à la hâte, pour aller vomir dans l’eau, presque
sous le nez du roi. La foule, d’avoir tant hurlé, s’était calmée, et l’on
commençait à crier au miracle parce que le vent, s’obstinant à souffler dans le
même sens, couchait les flammes devant le grand-maître, et que celui-ci n’avait
pas encore été atteint. Comment pouvait-il tenir si longtemps ? Le bûcher
de son côté paraissait intact.
Puis, soudain, il y eut un
effondrement du brasier et, ravivées, les flammes bondirent devant le condamné.
— Ça y est, lui aussi !
s’écria Louis de Navarre.
Les vastes yeux froids de Philippe
le Bel, même en ce moment, ne cillaient pas.
Et tout à coup, la voix du
grand-maître s’éleva à travers le rideau de feu et, comme si elle se fût
adressée à chacun, atteignit chacun en plein visage. Avec une force
stupéfiante, ainsi qu’il l’avait fait devant Notre-Dame, Jacques de Molay
criait :
— Honte ! Honte !
Vous voyez des innocents qui meurent. Honte sur vous tous ! Dieu vous
jugera.
La flamme le flagella, brûla sa
barbe, calcina en une seconde sa mitre de papier et alluma ses cheveux blancs.
La foule terrifiée s’était tue. On
eût dit qu’on brûlait un prophète fou.
De ce visage en feu, la voix
effrayante proféra :
— Pape Clément !…
Chevalier Guillaume !… Roi Philippe !… Avant un an, je vous cite à
paraître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste châtiment !
Maudits ! Maudits ! Tous maudits jusqu’à la treizième génération de
vos races !…
Les flammes entrèrent dans la bouche
du grand-maître, et y étouffèrent son dernier cri. Puis, pendant un temps qui
parut interminable, il se battit contre la mort.
Enfin il se plia. La corde se
rompit. Il s’effondra dans la fournaise, et l’on vit sa main qui demeurait
levée entre les flammes. Elle resta ainsi jusqu’à ce qu’elle fût toute noire.
La foule demeurait sur place, et
n’était que murmures, attente sans raison, consternation, angoisse. Tout le
poids de la nuit et de l’horreur était tombé sur elle ; les derniers
craquements des braises la faisaient tressaillir. Les ténèbres gagnaient sur
les lueurs déclinantes du bûcher.
Les archers voulurent repousser les
gens ; mais ceux-ci ne se décidaient pas à partir. Ils chuchotaient :
— Ce n’est pas nous qu’il a
maudits ; c’est le roi, n’est-ce pas… c’est le pape, c’est Nogaret…
Les regards se levaient vers la
loggia. Le roi était toujours contre la balustrade. Il regardait la main noire
du grand-maître plantée dans la cendre rouge. Une main brûlée ; tout ce
qui restait de l’Ordre illustre des chevaliers du Temple. Mais cette main était
immobilisée dans le geste de l’anathème.
— Eh bien ! Mon frère, dit
Monseigneur de Valois, avec un mauvais sourire ; vous voici content, je
pense ?
Philippe le Bel se retourna.
— Non, mon frère, dit-il. Je ne
le suis point. J’ai commis une erreur.
Valois se gonfla, déjà prêt à
triompher.
— Vraiment, vous en
convenez ?
— Oui, mon frère, dit le roi.
J’aurais dû leur faire arracher la langue avant de les brûler.
Suivi de Nogaret, de Marigny et de
Bouville, il
Weitere Kostenlose Bücher