Le Roi de fer
Philippe le Bel allait-il,
dans un mouvement d’ultime clémence, gracier les condamnés ?
Le roi fit un geste de la main, et
l’on vit étinceler une bague à son doigt. Alain de Pareilles répéta le geste à
l’intention du bourreau et celui-ci enfonça le brandon d’étoupe dans les
fagots. Un immense soupir s’échappa de milliers de poitrines, soupir de
soulagement et d’horreur, de trouble joie et d’épouvante, d’angoisse, de
répulsion et de plaisir mêlés.
Plusieurs femmes hurlèrent. Des
enfants se cachèrent la tête dans les vêtements de leurs parents. Une voix
d’homme cria :
— Je t’avais bien dit de ne pas
venir !
La fumée commença de s’élever en
spirales épaisses qu’une rafale de vent rabattit vers la loggia.
Monseigneur de Valois toussa, y
mettant le plus d’ostentation qu’il put. Il recula entre Guillaume de Nogaret
et Marigny et dit :
— Si cela continue, nous serons
étouffés avant que vos Templiers ne brûlent. Vous auriez pu, au moins, faire
prendre du bois sec.
Nul ne fit écho à sa remarque.
Nogaret, les muscles tendus, l’œil ardent, savourait âprement son triomphe. Ce
bûcher, c’était l’aboutissement de sept années de luttes, de voyages épuisants,
de milliers de paroles prononcées pour convaincre, de milliers de pages écrites
pour prouver. « Allez, grillez, flambez, pensait-il. Vous m’avez assez
tenu en échec. J’avais raison, et vous êtes vaincus. »
Enguerrand de Marigny, copiant son
attitude sur celle du roi, se forçait à demeurer impassible et à considérer ce
supplice comme une nécessité du pouvoir. « Il le fallait, il le
fallait », se répétait-il. Mais il ne pouvait éviter, en voyant des hommes
mourir, de songer à la mort, de songer à sa mort. Les deux condamnés
cessaient d’être, enfin, des abstractions politiques.
Hugues de Bouville priait sans se
faire remarquer.
Le vent vira, et la fumée, de
seconde en seconde plus épaisse et plus haute, environna les condamnés, les
cachant presque à la foule. On entendit les deux vieux hommes tousser et
hoqueter contre leurs poteaux.
Louis de Navarre se mit à rire
niaisement, en frottant ses yeux rougis.
Son frère Charles, le cadet des fils
du roi, détournait la tête. Le spectacle, visiblement, lui était pénible. Il
avait vingt ans ; il était élancé, blond et rose, et ceux qui avaient
connu son père au même âge disaient qu’il lui ressemblait de manière
saisissante, mais en moins vigoureux, en moins imposant aussi, comme une copie
affaiblie d’un grand modèle. L’apparence était là, mais la trempe manquait, et
les dons de l’esprit également.
— Je viens de voir apparaître
des lumières chez toi, dans la tour de Nesle, dit-il à Louis, à mi-voix.
— Ce sont les gardiens sans
doute qui veulent se régaler l’œil, eux aussi.
— Je leur céderais volontiers
ma place, murmura Charles.
— Quoi ? Cela ne
t’amuse-t-il donc pas de voir rôtir le parrain d’Isabelle ? dit Louis de
Navarre.
— Il est vrai que messire Jacques
fut le parrain de notre sœur… murmura Charles.
— Louis… taisez-vous, fit le
roi.
Le jeune prince Charles, pour
dissiper le malaise qui le gagnait, s’efforça d’occuper sa pensée d’un objet
rassurant. Il se mit à songer à sa femme Blanche, à se représenter le
merveilleux sourire de Blanche, les bras légers de Blanche entre lesquels, tout
à l’heure, il irait demander l’oubli de cette atroce vision. Mais il ne put
éviter que s’interposât un souvenir malheureux, le souvenir des deux enfants
que Blanche lui avait donnés et qui étaient morts presque aussitôt qu’apparus,
deux petites créatures qu’il revoyait, inertes, dans leurs langes brodés. Le
sort lui accorderait-il d’avoir de Blanche d’autres enfants, et qui
vécussent ?…
Le hurlement de la foule le fit sursauter.
Les flammes venaient de jaillir du bûcher. Sur un ordre d’Alain de Pareilles,
les archers éteignirent leurs torches dans l’herbe, et la nuit ne fut plus
éclairée que par le brasier.
Le précepteur de Normandie fut
atteint le premier. Il eut un pathétique mouvement de recul quand le feu courut
vers lui, et ses lèvres s’ouvrirent largement comme s’il cherchait en vain à
aspirer un air qui le fuyait. Son corps, malgré la corde, se plia presque en
deux ; sa mitre de papier tomba et fut en un instant consumée. Le feu
tournait autour de lui. Puis une vague de fumée l’enveloppa. Quand
Weitere Kostenlose Bücher