Le Roi de fer
se soutenir et se rafraîchir, le
sentiment aigu de la vengeance. Il était seul à savoir le but véritable du
voyage de la jeune reine d’Angleterre, seul à en deviner les développements. Et
il en tirait d’avance une jouissance âpre et secrète.
Pendant tout le trajet, il n’avait
cessé de surveiller Gautier et Philippe d’Aunay qui faisaient partie du
cortège, le premier comme écuyer de la maison de Poitiers, et le cadet comme
écuyer de celle de Valois. Les deux jeunes gens étaient ravis du déplacement et
de tout ce train royal. Pour mieux briller, ils avaient, dans leur innocence et
leur vanité, accroché sur leurs vêtements d’apparat les belles aumônières
données par leurs maîtresses. En voyant ces objets étinceler à leurs ceintures,
Robert d’Artois sentit passer dans sa poitrine les ondes d’une énorme joie
cruelle, et il eut peine à s’empêcher de rire. « Allez, mes gentillets, mes
oisons, mes coquebins, se disait-il, souriez donc en pensant aux beaux seins de
vos dames. Pensez-y bien, car vous n’y toucherez plus guère ; et respirez
le jour qu’il fait, car je crois fort que vous n’en aurez plus beaucoup
d’autres. »
En même temps, gros tigre jouant,
griffes rentrées, avec sa proie, il adressait aux frères d’Aunay des saluts
cordiaux ou leur lançait quelque joyeuseté sonore.
Depuis qu’il les avait sauvés du
faux guet-apens de la tour de Nesle, les deux garçons se considéraient comme
ses obligés et se sentaient tenus de lui témoigner de l’amitié. Quand le
cortège s’arrêta ils invitèrent d’Artois à vider en leur compagnie un broc de
vin gris, sur le seuil d’une auberge.
— À vos amours, leur dit-il en
levant son gobelet. Et gardez bien le goût de ce petit vin.
Dans la grand-rue coulait une foule
dense, qui ralentissait l’avance des chevaux. La brise agitait légèrement les
draperies multicolores qui ornaient les fenêtres. Un chevaucheur arriva au
galop, annonçant que le train de la reine d’Angleterre était en vue ;
aussitôt se refit un grand branle-bas.
— Pressez nos gens, cria
Philippe de Poitiers à Gautier d’Aunay.
Puis, se tournant vers Charles de
Valois :
— Nous sommes à l’heure qu’il
faut, mon oncle.
Charles de Valois, tout de bleu
vêtu, et un peu congestionné par la fatigue, se contenta d’incliner la tête. Il
se serait bien passé de cette chevauchée ; son humeur était morose.
Le cortège avança sur la route
d’Amiens.
Robert d’Artois s’approcha des
princes et se mit au botte à botte avec Valois. Bien que dépossédé de
l’héritage d’Artois, Robert n’en était pas moins cousin du roi, et sa place
était sur le rang des premières couronnes de France. Regardant la main gantée
de Philippe de Poitiers fermée sur les rênes de son cheval noir, Robert pensait :
« C’est pour toi, mon maigre cousin, c’est pour te donner la Comté-Franche
que l’on m’a ôté mon Artois. Mais avant que demain soit achevé, tu vas recevoir
une blessure dont ni l’honneur ni la fortune d’un homme ne se remettent
aisément. »
Philippe, comte de Poitiers et mari
de Jeanne de Bourgogne, était âgé de vingt et un ans. Par le physique autant
que par la manière d’être, il différait du reste de la famille royale. Il
n’avait pas la beauté majestueuse et froide de son père, ni le turbulent
embonpoint de son oncle. Il tenait de sa mère, la Navarraise. Long de visage,
de corps et de membres, très grand, ses gestes étaient toujours mesurés, sa
voix précise, un peu sèche ; tout en lui, le regard, la simplicité du
vêtement, la courtoisie contrôlée de ses propos, disait une nature réfléchie,
décidée, où la tête l’emportait sur les impulsions du cœur. Il était déjà dans
le royaume une force avec laquelle il fallait compter.
La rencontre des deux cortèges se
fit à une demi-lieue de Clermont. Quatre hérauts de la maison de France,
groupés au milieu du chemin, levèrent leurs longues trompettes et lancèrent
quelques sonneries graves. Les sonneurs anglais répondirent en soufflant dans
des instruments semblables, mais d’une tonalité plus aiguë. Les princes s’avancèrent,
et la reine Isabelle, mince et droite sur sa haquenée blanche, reçut la brève
bienvenue que lui adressa son frère, Philippe de Poitiers. Charles de Valois
vint ensuite baiser la main de sa nièce ; puis ce fut le tour du comte
d’Artois qui, dans la grande inclinaison de tête et le
Weitere Kostenlose Bücher