Le Roman d'Alexandre le Grand
génie. »
Apelle inclina légèrement la tête.
« Je ne voulais pas te déranger au milieu de cette entreprise
poliorcétique, mais il me tardait de te montrer mon travail.
— Où est-il ? demanda
Alexandre sincèrement impatient.
— Ici, sous la tente.
Viens. »
Apelle avait ordonné qu’on lui monte
une tente blanche afin que la lumière y soit égale et qu’elle n’altère pas les
couleurs du tableau.
L’artiste précéda le roi et attendit
un instant. Le tableau était dissimulé derrière un petit rideau, dont un
domestique tenait le cordon. Campaspé les avait rejoints et s’était placée aux
côtés d’Alexandre.
Sur un signe d’Apelle, le domestique
écarta le rideau.
Bouche bée, Alexandre contempla le
tableau, frappé par sa formidable puissance évocatrice. Les détails qui
l’avaient fasciné à l’état d’ébauche, l’amenant à croire que le peintre aurait
pu s’arrêter là, avaient à présent pris corps et âme. Ils étaient empreints de
l’éclat de la vie, et leur surface semblait vibrer.
La représentation de Bucéphale,
notamment, dégageait une telle puissance que l’animal paraissait surgir dans
l’espace réel et le disputer au spectateur. Le cavalier était également
extraordinaire, il différait de l’image que Lysippe en donnait d’habitude à
travers ses sculptures. Les innombrables nuances des couleurs avaient permis au
peintre d’atteindre à un réalisme déconcertant, plus efficace que le bronze,
mais presque désacralisant.
Le visage du roi reflétait
l’impatience et la fougue du conquérant, la noblesse du grand souverain. Ses
cheveux étaient collés sur ses tempes par la sueur en boucles désordonnées, ses
yeux exorbités par la volonté de maîtriser la situation, son front plissé et
presque douloureusement marqué, les muscles de son cou en relief, ses veines
enflées par la fureur du combat. Ce tableau montrait un homme – certes dans
toute sa grandeur, mais au cœur de l’effort – et non un dieu, comme dans les
portraits de Lysippe.
Apelle guettait avec inquiétude les réactions
du roi, redoutant un de ses légendaires éclats de colère. Mais Alexandre le
serra dans ses bras. « C’est merveilleux ! Je peux me voir dans la
fureur du combat ! Comment as-tu fait ? J’étais assis devant toi sur
un cheval de bois, et Bucéphale sortait de son écurie. Comment as-tu pu…
— J’ai parlé à tes hommes,
sire, aux compagnons qui combattent à tes côtés, à ceux qui te connaissent
bien. Et j’ai parlé à… (il baissa la tête de confusion)… Campaspé. »
Alexandre se tourna vers la jeune
femme, qui le regardait avec un petit sourire chargé de sous-entendus.
« Voudrais-tu avoir la gentillesse de nous laisser seuls un
instant ? », lui demanda-t-il.
Campaspé sembla surprise et presque
vexée par cette requête, mais elle obéit sans discuter. Dès qu’elle fut sortie,
Alexandre commença : « Te souviens-tu du jour où j’ai posé pour toi,
à Éphèse ?
— Oui, répondit Apelle sans
comprendre où le roi voulait en venir.
— Campaspé a fait allusion, ce
jour-là, à un tableau dans lequel tu l’avais représentée sous les traits
d’Aphrodite et que tu avais effectué pour… Mais tu lui as intimé de se taire au
moment où elle s’apprêtait à révéler le nom de ton client.
— Rien ne t’échappe.
— Les souverains sont comme les
artistes : ils doivent dominer la scène et ne peuvent s’autoriser aucune
distraction. Au moment où leur attention faiblit, ce sont des hommes morts.
— C’est exact, admit Apelle
avant de lui lancer un regard timide en se préparant à passer un mauvais
moment.
— Qui t’a commandé ce
tableau ?
— Vois-tu, sire, je ne pouvais
imaginer que…
— Tu n’as pas à t’excuser. Les
artistes se rendent là où on les appelle. Et il est juste qu’il en soit ainsi.
Parle librement, tu n’as rien à craindre, je te le jure.
— Memnon. C’était Memnon.
— Pour une raison que j’ignore,
je me l’étais imaginé. Qui d’autre, dans cette région, aurait pu se permettre
de commander un tableau de ce genre au grand Apelle ?
— Mais je t’assure que je
ne… »
Alexandre l’interrompit. « Je
t’ai dit que tu n’as aucune explication à me fournir. Je voudrais seulement te
demander un service.
— Ce que tu souhaites, sire.
— As-tu vu son visage ?
— Bien sûr.
— Alors, fais son portrait.
Nous ignorons ce à quoi il
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