Le Roman d'Alexandre le Grand
qui l’avait tant de fois irrité par ses exhortations à la
prudence, par l’insistance avec laquelle il évoquait la grandeur de son père.
On aurait dit, en ce moment particulier, un chêne centenaire ayant défié pendant
des années les tempêtes et les ouragans, et que la foudre a brusquement abattu.
« C’est une bien triste visite
que celle que je te rends, général », commença-t-il d’une voix hésitante.
Tandis qu’il le regardait, la comptine qu’il avait l’habitude de chanter quand
Parménion se présentait aux conseils de guerre de son père, les cheveux déjà
blancs, résonna malgré lui dans son esprit :
Le vieux soldat qui part en
guerre, tombe par terre, tombe par terre !
Parménion se leva presque
machinalement en entendant son roi, et il parvint à dire d’une voix
brisée : « Je te remercie d’être venu, sire.
— Nous avons fait tout notre
possible, général, pour retrouver le corps de ton fils. Je lui aurais rendu les
plus grands honneurs, j’aurais… J’aurais donné n’importe quoi pour…
— Je le sais, répondit
Parménion. Selon le proverbe, les enfants enterrent leurs pères en temps de
paix, et les pères enterrent leurs fils en temps de guerre, mais j’avais espéré
que ce malheur me serait épargné. J’avais espéré que la première flèche ou le
premier coup d’épée me seraient destinés. Et pourtant…
— C’est une terrible fatalité,
général », dit Alexandre.
Ses yeux s’étant habitués à
l’obscurité de la tente, il réussit à distinguer les traits de Parménion,
déformés par la souffrance. Le général semblait avoir brusquement vieilli de
dix ans : ses yeux étaient rouges, sa peau sèche et ridée, ses cheveux en
désordre. Alexandre ne l’avait jamais vu ainsi, même au terme des batailles les
plus dures.
« S’il était tombé…, dit-il,
s’il était tombé sur le champ de bataille, l’épée au poing, je me serais fait
une raison : nous sommes des soldats. Mais comme ça… comme ça…, noyé dans
ce fleuve boueux, déchiqueté et dévoré par ces monstres ! Oh dieux, dieux
du ciel, pourquoi, pourquoi ? » Il se couvrit le visage de ses mains
et éclata en un sanglot lugubre et poignant.
Alexandre demeura muet devant tant
de souffrance. Il ne put que murmurer : « Je suis désolé… je suis
désolé… » et il sortit en saluant Philotas avec un regard rempli d’effroi.
Nicanor se présenta juste au même moment, lui aussi défiguré par la douleur et
la fatigue, les vêtements trempés.
Le lendemain, le roi fit élever un
cénotaphe en l’honneur du jeune homme et célébra lui-même des funérailles
solennelles. Les soldats, en rangs serrés, crièrent à dix reprises le nom
d’Hector afin que sa mémoire ne fût pas perdue, comme ils avaient crié ceux de
leurs compagnons tombés dans les montagnes de Thrace et d’Illyrie parmi les
cimes enneigées, sous un ciel de saphir. Mais dans cette atmosphère trouble et
pesante, face à ces eaux boueuses, les choses furent bien différente : le
nom du jeune homme fut aussitôt englouti par le silence.
Ce soir-là, le roi retourna chez
Barsine. Il la trouva en pleurs, allongée sur son lit. Sa nourrice lui apprit
qu’elle avait cessé de s’alimenter, ou presque, depuis plusieurs jours.
« Il ne faut pas que tu
t’abandonnes ainsi au désespoir, lui dit Alexandre. Ton fils ne court aucun
danger : j’ai ordonné à deux de mes hommes de le suivre. »
Barsine se redressa et s’assit au bord
du lit. « Je te remercie. Tu m’as soulagée d’un grand poids… même si la
honte demeure. Mes enfants m’ont jugée et condamnée.
— Tu te trompes, répliqua
Alexandre. Sais-tu ce que ton fils a dit à son petit frère ? Les gardes me
l’ont rapporté. Il lui a dit : « Il ne faut pas que maman reste
seule. » Cela signifie qu’il t’aime. Il ne fait qu’obéir à des motivations
qui lui semblent justes. Tu devrais être fière de lui. »
Barsine essuya ses larmes. « Je
regrette que tout cela soit arrivé. J’aurais voulu être pour toi une source de
joie, j’aurais voulu t’épauler au moment de ton triomphe, et je n’ai qu’une
seule envie : pleurer.
— Tes pleurs s’ajoutent à
d’autres pleurs, rétorqua Alexandre. Parménion a perdu le plus jeune de ses
fils.
L’armée est en deuil et je n’ai pu
éviter cet accident. La condition divine ne me réussit guère… Mais assieds-toi,
je t’en prie, et mange avec
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