Le Roman des Rois
voulait juger les coupables d’Anagni, Guillaume de Nogaret et ses compagnons, donc moi.
Je lus avec inquiétude la bulle du pape visant les auteurs « de ce crime monstrueux, que des hommes très scélérats ont commis contre la personne du pape Boniface, de bonne mémoire… Tous les crimes à la fois : lèse-majesté, crime d’État, sacrilège, séquestration de personnes, rapine, vols, félonie. Nous en restâmes stupéfaits… Ô forfait inouï ! Ô malheureuse Anagni qui as souffert que de telles choses s’accomplissent dans tes murs ! Que la rosée et la pluie tombent sur les montagnes qui t’environnent, mais qu’elles passent sur ta maudite colline sans l’arroser !… ».
J’étais donc accusé de tous ces crimes, et, puisque Benoît XI avait disculpé Philippe le Bel, pourtant ordonnateur de l’action de Guillaume de Nogaret, le roi de France pouvait bien nous livrer à la justice pontificale et rétablir ainsi de bonnes relations avec la papauté.
Mais, s’arrêtant devant moi, Philippe le Bel me dit :
« Un suzerain doit protection au vassal qui lui a été fidèle. »
Il ne fit aucune allusion à la bulle du pape, mais je sus qu’il ne m’abandonnerait pas et voulait une victoire complète sur la papauté, donc la soumission du nouveau pape. La transaction que lui avait proposée Benoît XI ne lui suffisait pas.
J’appris que Guillaume de Nogaret avait présenté son acte d’accusation contre Boniface VIII, puis s’était hâté de quitter l’Italie.
Je vis Nogaret à son retour. Il ne pérorait pas, mais son calme et son assurance donnaient, davantage que de mâles propos, une impression de force et d’invulnérabilité. Il était le protégé du roi de France, du prince le plus puissant de la Chrétienté, du souverain qui l’avait emporté sur la papauté sans que celle-ci osât le combattre et l’excommunier.
Là où son aïeul Philippe Auguste avait échoué, il triomphait.
Car Benoît XI venait à son tour de trépasser et son successeur n’était autre que Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux, qui prit le nom de Clément V. Son oncle avait été évêque d’Agen et son frère, archevêque de Lyon. Son élection était bien la preuve de la pression efficace qu’exerçait Philippe le Bel sur l’Église.
Je savais que, sans relâche, Guillaume de Nogaret revenait sur la nécessité d’ouvrir le procès de Boniface VIII. Et tout pape craignait le tombereau d’immondices qu’on allait déverser sur le défunt pontife, dont toute la papauté serait éclaboussée.
Nogaret exhortait le roi de France à agir et à s’affirmer par là comme le protecteur de Rome.
« Vous avez assumé contre Boniface la défense de la foi et de l’Église à la face du monde ; craignez de l’abandonner !
écrivait-il à Philippe le Bel… Souvenez-vous que les hypocrites sont abominables à Dieu… »
L’impudence et l’audace de Guillaume de Nogaret me fascinaient. Il confiait d’un ton mesuré des mensonges que nul n’osait démentir :
« La cour pontificale allait me juger à Pérouse, racontait-il. Benoît XI le voulait. La sentence allait être prononcée contre moi. Le pape avait fait dresser sur la place, devant son hôtel, un échafaud tendu de drap d’or… Mais, ce jour-là, Dieu, plus puissant que tous les princes ecclésiastiques et temporels, frappa ledit Seigneur Benoît, de sorte qu’il ne lui fut pas possible de me condamner. »
La mort de Benoît XI, qui allait permettre l’élection de Bertrand de Got, était-elle le signe que Dieu protégeait Nogaret et le roi de France ?
Je crus à ce miracle.
Mais, il y a peu, après la mort de Philippe le Bel, je sus comment on peut aider la main de Dieu.
Une religieuse s’était présentée au pape Benoît XI comme la tourière des soeurs de Sainte-Patronille.
Elle voulait offrir au pape des figues fraîches de la part de son abbesse.
L’abbesse était la dévote de Benoît XI.
Et celui-ci, qui, habituellement, se méfiait des empoisonneurs, accepta les figues, les mangea et mourut.
On prétendit qu’il avait été victime de sa gloutonnerie.
Puis on apprit que la religieuse n’était qu’un jeune homme grimé. On le vit se défaire de son déguisement, puis s’enfuir de Pérouse.
Il ne fut jamais retrouvé, et l’on ne peut qu’imaginer le parti de ceux qui l’avaient payé pour ce crime.
81.
Ce crime, la disparition de Benoît XI, je n’avais pas osé penser
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