Le Roman des Rois
parle :
Je ne suis plus bon à rien
Mais bien retombe en enfance
Et n’ai pas plus de puissance
Pas plus de force ni de sens
Que n’en a un enfant d’un an…
Mon père a laissé sa tête retomber sur sa poitrine et s’est endormi. Et j’ai pu tout mon saoul pleurer sur sa mort si proche.
Mais, une fois encore, sa volonté de me transmettre ses souvenirs repoussait l’échéance funèbre.
Sa mémoire était une source salvatrice. Il avait la bouche encore pleine de récits alors que j’avais cru qu’il aurait à jamais les lèvres sèches et la gorge étranglée.
Il s’enivrait, racontant en désordre.
Il décrivait les bûchers où l’on brûlait les « bougres » par centaines, et ceux où l’on livrait aux flammes une vingtaine de charretées d’exemplaires du Talmud.
Il avait assisté, aux côtés du roi et de Blanche de Castille, à ce grand incendie purificateur, le 24 juin 1242, à Paris.
J’écoutais dans le tourment, mais ne disais mot de crainte d’assécher la source de vie qui jaillissait en lui.
Durant l’hiver de l’an 1240-1241, il avait chevauché en Languedoc pour réduire, au nom du roi, la tentative de Raymond Trencavel, fils de Roger Trencavel, l’hérétique, de s’emparer de Carcassonne.
Les routiers, les sergents à pied et à cheval, les chevaliers du roi de France avaient dévasté le pays, pendant par grosses grappes les rebelles aux arbres nus.
Et Trencavel avait fait allégeance au roi.
Il en avait été de même, l’année suivante, contre le comte de la Marche.
Les troupes royales disposaient désormais du château d’Angers qui dressait ses dix-sept tours au coeur de l’ancien domaine Plantagenêt.
Les Anglais d’Henri III avaient débarqué pour tenter d’aider leurs alliés poitevins, mais les hommes du comte de la Marche et ceux du roi d’Angleterre avaient été battus à Taillebourg et à Saintes, en juillet 1242.
Quant à Thibaud de Champagne, encore tenté par une félonie, il s’était une nouvelle fois soumis, livrant ses châteaux de Montereau et de Bray-sur-Seine.
Le frère du roi, Robert d’Artois, recevant son hommage, lui avait jeté au visage un fromage frais, lui criant qu’il n’était qu’un lâche !
Thibaud s’était humblement essuyé le visage, humilié devant une foule de chevaliers et de barons.
Il ne restait plus à ces vassaux félons, vaincus et repentants, qu’à porter la croix et à partir en Terre sainte. Ce que nombre d’entre eux firent, bénis par les évêques en présence du roi qui pria pour le succès de la croisade.
Il n’évoquait jamais la tentation qui le tenaillait de se joindre lui aussi à cette milice du Christ qui voulait empêcher les Infidèles de s’emparer du Saint-Sépulcre, mais je savais que cette pensée ne le quittait pas.
Il était plus que jamais dévot, serviteur de la Sainte Église de Dieu.
Quand, dans l’abbaye de Saint-Denis, on égara une sainte relique, l’un des saints clous avec lesquels on avait crucifié le Christ, il en éprouva une grande douleur.
Il fit commander et crier dans tout Paris, par les rues et les places, que si quelqu’un savait quelque chose de la perte du saint clou, et si quelqu’un l’avait trouvé ou recélé, il devait le rendre aussitôt et aurait cent livres de la bourse du roi.
La douleur se propagea. On pleurait dans tout le royaume de France. Je sais que le roi craignit que cette perte n’annonçât de grands tourments.
Puis, comme après l’orage, le ciel s’illumina de l’arc des couleurs, car le Clou avait été retrouvé.
Pour remercier Dieu de cette grâce, le roi se rendit plus souvent encore à l’abbaye de Royaumont dont il avait voulu la construction.
Avec ses parents et ses chevaliers j’avais, à ses côtés, porté sur des litières, avec les moines cisterciens, les pierres destinées à élever cette abbaye qui unissait le roi à l’ordre de Cîteaux, pour la plus grande gloire de la Sainte Église.
Quand elle fut achevée, en 1235, le roi en fit la nécropole de ses enfants morts, et il y vint laver les pieds « rogneux et horribles » des pauvres, avec humilité et dans la discrétion, choisissant des mendiants aveugles afin qu’on ignorât que le roi faisait acte de piété.
Il y avait à l’abbaye un frère nommé Léger qu’on avait isolé des autres parce qu’il était à ce point dévoré de lèpre que, le nez mangé, les yeux perdus, les lèvres fendues ruisselant de pus,
Weitere Kostenlose Bücher