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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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lui. De toutes ses forces, il cogna dans la masse blanc et noir. Mais la bouteille heurta la glace de l’armoire qui se fendit en deux avec un bruit net. Kisiakoff avait esquivé le coup et ceinturait Volodia des deux bras, par-derrière. Sur sa nuque, Volodia sentit une haleine chaude. La barbe de Kisiakoff lui chatouillait le cou. Une douleur violente lui barrait les reins. Il fléchit les genoux et balbutia :
    — Laissez-moi.
    Kisiakoff dénoua ses mains, et Volodia tomba par terre. La bouteille avait roulé sous le lit. Kisiakoff la ramassa et la remit sur la table. Il soufflait. Il s’épongeait le front.
    — Pourquoi as-tu fait ça ! dit-il enfin.
    — Parce que vous êtes le diable !
    — Tu me flattes.
    — Vous allez tout répéter.
    — Mais non.
    Le corps flasque, l’esprit troublé, Volodia gisait sur le sol et pleurait doucement.
    — Personne ne saura rien, dit Kisiakoff. Et même, je t’apprendrai à être heureux. Seulement, il faut avoir confiance.
    Il tendit la main à Volodia pour l’aider à se mettre debout.
    — J’ai la tête qui tourne, dit Volodia.
    — Ça passera.
    — Je ne vous ai pas fait mal ?
    — Personne ne peut me faire mal.
    Tout en parlant, Kisiakoff découvrait son lit, retapait les oreillers.
    — Couche-toi, dit-il.
    Volodia se laissa choir sur une chaise :
    — Il vaut mieux que je rentre.
    — Non, tu dormiras ici. Retire tes souliers.
    Claquant des dents, les doigts inertes, Volodia tentait vainement de dénouer ses lacets. Kisiakoff s’accroupit devant lui pour l’aider à se déchausser. Il bougonnait :
    — Tu fais des nœuds trop compliqués. Là, ça y est. L’autre pied maintenant.
    Après ce sursaut de colère, Volodia n’éprouvait plus qu’une plate béatitude. Quelque chose s’était terminé hors de son consentement. Un grand pas avait été fait vers le meilleur ou vers le pire. Il ne savait plus s’il devait être heureux ou se plaindre. Devant lui, à la hauteur de ses genoux, il voyait les cheveux noirs de Kisiakoff. Entre les mèches luisantes, on discernait la pâleur bleuâtre du crâne. Mais Volodia n’avait pas envie de frapper cet homme. Peut-être Kisiakoff était-il vraiment son ami ? Timidement, Volodia demanda :
    — Vous me jurez, n’est-ce pas, que ?…
    — Tout ce que tu voudras.
    — Ce serait trop horrible si les autres savaient.
    — Ôte tes chaussettes.
    Lorsque Volodia se fut allongé dans le lit, Kisiakoff borda les couvertures et alluma la lampe de chevet.
    — Là, dit-il. Tu es bien. Tu as chaud. Tu n’es plus seul…
    — Et vous, où allez-vous dormir ?
    — Dans le fauteuil.
    Volodia ferma les paupières. Sur un fond rouge, des étoiles tournoyèrent lentement. Une nausée lui gonfla les joues. Il eut un hoquet, rouvrit les yeux.
    Kisiakoff était assis dans le fauteuil. La nuque droite, les mains sur les genoux, il scrutait le vide. Un sourire secret plissait ses lèvres. « J’aurais tout de même dû l’assommer », pensa Volodia. Tout à coup, Kisiakoff se mit à fredonner :
     
    Plus d’une fois, plus d’une fois,
    Elle m’avait dit, ma mère :
    « Oh ! mon pauvre doux ami…
    Ne fréquente pas les voleurs… »
     
    — Tania ! Tania ! gémit Volodia.
    Kisiakoff se leva et lui posa sur le front une main fraîche et moite.
    — Tu la reverras, dit-il. Dors mon petit. Ta vieille maman est là qui te garde.
    Il fit le signe de la croix au-dessus du lit et alla se rasseoir dans le fauteuil.
    Quelques instants plus tard, la tête renversée, la bouche béante, il ronflait.

II
    Un brouillard humide absorbait la tête de la colonne. Les sabots des chevaux sonnaient durement sur le sol gelé. Le tintement des gourmettes, le grincement des cuirs formaient une seule rumeur, longue et monotone, qui rejoignait l’horizon. De place en place, au bord de la route, surgissaient des bicoques toiturées de chaume, ou quelques maigres bouleaux aux troncs d’argent, cerclés d’écailles noires. Les paupières gonflées par l’insomnie, le volontaire Michel Danoff se dressait alors sur sa selle et cherchait du regard un signe de vie humaine dans ces maisons, derrière ces arbres. Mais nul paysan n’apparaissait aux seuils des demeures solitaires ni dans l’espace nivelé des champs. Ils avaient fui la bataille. Le décor était nul et sans voix. Seule bougeait, seule respirait

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