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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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chuchota :
    — Tournez la clef dans la serrure, Nina… Qu’on ne me dérange plus…
    — Mais il faut qu’on suive de près l’évolution du mal…
    — Ce n’est plus nécessaire.
    Nina se leva et ferma la porte à double tour. Lorsqu’elle se retourna, elle vit que la figure de Siféroff était démolie par une souffrance atroce. Les prunelles injectées de sang, les veines du cou tendues à craquer, il happait l’air, voracement, devant lui. La sueur coulait sur son front, sur ses joues. Comme Nina s’approchait du lit, il se domina et dit d’une voix creuse :
    — C’est le ventre… Par moments… Comme si tout brûlait… Ensuite, ça passe…
    Elle lui essuya le visage avec un mouchoir. Puis elle tendit un verre d’eau à ses lèvres. Il but une gorgée, frémit à petites secousses et éloigna la main de Nina :
    — Non…, plus d’eau…, rien…
    Au bout d’un moment, elle pensa qu’il s’était assoupi, rompu de fatigue, et se rassit à son chevet. Contre toute évidence, elle ne voulait pas admettre qu’il fût sur le point de mourir. Il était trop bon, trop courageux, trop aimé de tous, trop indispensable à tous, pour disparaître aussi injustement. Un miracle allait se produire dans cette petite chambre mansardée et sale. Le miracle qu’il méritait, qu’elle méritait.
    Elle tendit l’oreille, comme pour écouter l’approche d’un pas. Mais nul ne venait. La nuit était silencieuse et noire autour de l’hôpital. Aux étages inférieurs, des rangées de soldats défaillaient, mouraient comme celui-ci. Elle eût volontiers donné toutes ces existences pour obtenir une rémission de peine en faveur de Siféroff. Oui, elle en était arrivée à ce degré d’égoïsme et de révolte. « Lui. Lui seul. Il vaut mieux que tous les autres. Dieu le sait. Alors, pourquoi ? »
    Avec anxiété, elle interrogeait cette face livide, à la bouche grise, aux paupières de plomb. Le cercle de la vie se rétrécissait à chaque battement des artères. Déjà, ce corps ne rayonnait plus comme un corps d’homme. Les frontières de la chair étaient envahies de glace. Seul le centre vibrait encore, brassait un peu de sang chaud, de douleur, de conscience.
    La plainte d’un accordéon retentit dans la cour. Une auto fit sonner sa trompe. Le courant électrique palpita dans l’ampoule, s’éteignit, se ralluma. À force de regarder toujours le même point, Nina éprouvait comme un durcissement du globe oculaire. Les muscles de son visage lui faisaient mal. Ses dents étaient soudées par l’attention. Tout à coup, il lui sembla que les pommettes de Siféroff se dessinaient, tels des galets, sous la peau tendue. Les lèvres du blessé, collées par un liséré d’écume, s’entrouvrirent. Il dit :
    — Nina…, Nina…, je voudrais vous expliquer… C’est difficile… Vous savez tout ce que vous avez été pour moi… Mieux qu’une camarade…
    — Je sais, dit Nina.
    — Je n’osais pas vous avouer… Je n’avais pas le droit. Votre vie était faite…
    — Oh ! s’écria-t-elle avec violence, j’aurais divorcé, je me serais enfuie, je vous aurais suivi partout. Pourquoi n’avez-vous rien dit ?
    — Il ne fallait pas… Votre mari… Et puis, dans cette grande misère, comment aurais-je pu songer à moi, à nous ?… Maintenant que je vais mourir, c’est plus facile… Cette demande pour votre retour à Ekaterinodar, je suis heureux d’avoir eu le temps de la signer, de l’envoyer. Nina, vous m’avez aimé, n’est-ce pas ?
    — Vous avez été et vous resterez ce que j’ai de plus cher au monde, murmura Nina.
    Deux taches rouges marbrèrent le visage de Siféroff, à hauteur des joues, et disparurent soudainement. Il haleta :
    — Merci… Comme c’est bien !… Comme c’est bon !… Merci !…
    Ses prunelles exprimaient une prière intolérable de douceur et d’humilité. Devinant sa pensée, Nina se pencha vers lui et posa ses lèvres sur cette bouche sèche qui sentait la fièvre et l’éther. Elle savait que c’était le premier et le dernier baiser qu’elle échangeait avec lui ; elle savait qu’après ce baiser, il n’y aurait que le vide et le souvenir. Une allégresse frénétique se mêlait à son désespoir. Comblée et appauvrie dans la même seconde, elle acceptait cette nouvelle épreuve comme le

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