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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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symbole de son grave destin. Une surnaturelle malice lui interdisait les contentements de la terre. Elle était faite pour les passions désincarnées, pour la solitude fondamentale, pour la prière, pour la nuit. Un flot de larmes emplissait sa gorge. Ses yeux ne voyaient plus la chambre que derrière une trame de rayons brumeux. Son horrible chagrin s’accrochait à deux petits mots si simples : « Trop tard. » Elle ne pouvait pas en trouver d’autres. Tout le malheur de l’espèce humaine tenait dans ces deux mots. Elle voulut les crier à la face du monde, à la face de Dieu. Mais seule une plainte étouffée, animale, glissa sur sa langue.
    — Calmez-vous, Nina, ma chérie, chuchota Siféroff. Je vous assure que tout est mieux ainsi… Si j’avais vécu, ou bien je ne vous aurais rien dit, ou bien nous aurions été coupables… Dieu a tout prévu, tout dénoué… Je ne regrette rien… Je suis heureux…
    Sa figure exsangue reprit un moment son expression ancienne de candeur et de gentillesse. Elle comprit qu’il lui donnait ce suprême regard et qu’elle n’aurait plus rien de lui en ce monde. Il articula encore péniblement :
    — Nina, ma chérie… Retirez votre coiffe d’infirmière…
    — Pourquoi ?
    — Avant de partir, je voudrais voir votre visage de femme.
    D’un geste prompt, Nina enleva les épingles qui maintenaient sa coiffe blanche et secoua la tête.
    — Si jeune…, si… si jolie, dit Siféroff avec tristesse.
    Elle pensa se jeter à ses pieds, lui demander pardon de vivre, d’être jeune, d’être jolie. Mais, soudain, elle devina qu’il ne la voyait plus. Une contraction automatique avait transformé sa physionomie en un masque étranger, cireux, barbouillé de sueur et de salive. Ses yeux s’arrondirent, vitreux et attentifs. La détente de tous les muscles fut perceptible sous la couverture de laine brune. Ses mâchoires décrochées laissèrent échapper un bruit de barbotement grotesque. Nina hurla :
    — Non !… Non !…
    Et, brusquement, une grande paix se fit en elle. Elle ne souffrait plus. Elle écouta longtemps ce râle engorgé, difficile. Sa main, posée sur la poitrine de Siféroff, recevait les battements ralentis et presque insensibles du cœur. Puis, il lui sembla que la couverture se creusait devant elle. Ses doigts palpaient une matière inerte. Il n’y avait plus qu’un seul être vivant dans la pièce. L’autre était parti pour toujours.
    — C’est incroyable, dit-elle à haute voix.
    Et elle eut peur. Déjà, entre ses paumes, la main de Siféroff devenait froide. Elle songea que, si elle tardait encore, elle ne pourrait plus replier ces membres raidis. Or, elle voulait être seule à laver, à habiller le corps pour son dernier repos.
    « Il est à moi, à moi », grommelait-elle, comme si elle se fût défendue contre quelque usurpateur qui prétendait la priver de son bien.
    Dans une hâte fébrile, elle rejeta les couvertures, déboutonna la longue chemise de nuit, la tira par les manches. Les bras du cadavre obéirent au mouvement. L’homme était couché nu devant elle, un paquet de pansements ensanglantés sur le ventre. Nina faisait connaissance avec cette forme de chair qu’elle avait aimée, et qu’elle découvrait pour la première fois. Elle contemplait les jambes un peu courtes et velues, les pointes des seins violâtres, le dessin régulier des côtes, le sexe brun et plissé. Un grain de beauté marron marquait l’épaule de Siféroff. À son cou, pendait une petite croix de baptême en or fin. Nina la toucha d’un doigt rapide, puis elle caressa les poils blonds et frisés de la poitrine. Toute cette peau avait la chasteté terrible de la mort.
    « Il m’aime, il m’aime », répétait Nina machinalement.
    Enfin, elle se signa, ferma les paupières du défunt et trempa une éponge dans une cuvette d’eau qui était placée sur la table de toilette. Elle allait et venait dans la pièce, avec un affairement maternel, ouvrait l’armoire, haussait les épaules devant le désordre du linge étendu pêle-mêle sur les rayons. Elle avait envie de gronder Siféroff pour sa négligence. Un homme seul, c’est toujours maladroit, inadapté.
    « Je rangerai ses affaires. »
    Ayant lavé le corps, elle lui passa une chemise kaki, toute propre, croisa les mains glacées sur une petite

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