Le Sac et la cendre
descendait, couvrait la terre entière de son grondement rapide. Une aile brillante glissa au-dessus de Nina, ainsi qu’une faux. Quelque chose de noir s’en détacha, et un fracas énorme éventra le sol. La maison trembla, frappée d’une foudre blanche. Des vitres brisées tintèrent en pluie de cristal. Un cheval hennit tragiquement dans les écuries. Une odeur de soufre et de brûlé chargea la bouche de Nina. D’autres explosions la soulevèrent, comme un coup d’épaule entre les jambes. Une poussière rose montait d’un amas de briques arrachées au mur.
Quelqu’un hurlait :
— Les blessés ! Les blessés !
Sœur Anne passa devant Nina, la coiffe défaite, le visage maculé de taches noires. Nina la suivit en courant. Dans les salles, régnait un désordre affreux. Les déflagrations avaient pulvérisé les carreaux, défoncé les portes. Parmi les plâtras et les débris de verre, les blessés, dressés dans leurs lits, gesticulaient et vociféraient, comme une troupe de déments. Atterrés, clignotants, rapiécés, tordus, sordides, ils déchiraient leurs pansements, suppliaient qu’on les délivrât de l’enfer :
— Sortez-nous de là !
— Ils vont bombarder encore !
— Pour l’amour du Christ, sœurette, appelez les brancardiers !
Un homme avait déroulé les bandages de sa figure et glapissait, en soufflant une écume de bulles roses :
— Passez-moi un fusil, que je le descende ! Savent pas viser, les copains ! Passez-moi un fusil !
Tout le bas de sa face se couvrit d’une mousse de sang, et il retomba sur son oreiller, en geignant d’une voix monotone :
— Un fusil… Un fusil…
Sœur Anne et Nina couraient d’une couche à l’autre et réconfortaient tant bien que mal les éclopés en révolte :
— L’aéroplane est loin… Il n’y a plus rien à craindre… Taisez-vous, sinon votre température va monter…
Peu à peu, les clameurs s’apaisaient, les corps reprenaient des poses de souffrance tranquille. Un gémissement enfantin, des sanglots, des toux rauques accompagnaient ce retour à la quiétude. L’icône qui ornait un angle de la pièce s’était détachée pendant le bombardement. Nina monta sur un escabeau pour la remettre en place.
À ce moment, elle entendit des pas précipités dans le corridor. Une ordonnance entra en trébuchant, le visage blême et comme dévié par la peur. Il cria :
— Le docteur a été touché !
— Quel docteur ? demanda Nina.
— Le docteur Siféroff. Il sortait de la poste lorsque la bombe est tombée. On l’a transporté dans la salle d’opération.
Nina descendit lentement de l’escabeau et s’appuya au mur. Elle était très calme. Simplement, il lui semblait éprouver une contraction douloureuse à la hauteur du diaphragme. Ses mains devenaient froides. L’image de la chambre se dédoublait devant ses yeux. Elle dit :
— J’y vais.
— Oui, allez-y, dit sœur Anne. Je reste avec ceux-ci.
Dans le couloir, Nina s’appliqua machinalement à ne poser ses pieds que sur les dalles rouges, qui marquaient, à intervalles réguliers, le carrelage blanc. Elle marchait sans hâte, dominée par une lucidité extraordinaire. Un crépitement de paroles occupait son esprit : « Il va mourir, peut-être… Il va mourir… Et moi ?… »
La petite salle d’opération était pleine de monde : des infirmières, des médecins. Là aussi, les portes avaient été sorties de leurs gonds, les vitres cassées. Des débris de bouteilles, des flaques de liqueurs médicinales souillaient le sol et dégageaient une âcre odeur de désinfectant. Les morceaux de verre craquaient sous les pas de Nina, tandis qu’elle s’avançait vers la table. Entre les silhouettes de deux sœurs de charité, elle aperçut la figure de Siféroff. Un profil pâle, indifférent, aux yeux clos, flottait à la surface du rêve. On l’avait endormi. Il ne sentait plus rien.
— Qu’a-t-il au juste ? demanda Nina.
— C’est affreux ! Un éclat lui a perforé le ventre, dit une infirmière. Tout le bassin est fracassé. Les intestins doivent être en loques. Le docteur Andréïeff estime qu’il n’y a pas d’espoir.
— Que la paix soit avec lui ! dit Nina.
Elle voyait la nuque cramoisie du docteur Andréïeff penchée sur le corps du blessé. Elle entendait sa respiration un peu
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