Le Sac et la cendre
promenades à travers la ville.
— Je ne comprends pas, disait Kisiakoff, que tu puisses rester cloîtré dans ta chambre, pendant que de pareils événements se déroulent à quelques pas de toi. Moi, je ne tiens plus en place. Je veux tout voir, tout entendre. Je souhaiterais avoir dix corps, dix paires de jambes, vingt paires d’yeux à ma disposition. Demain, nous sortirons ensemble.
— Je n’y tiens pas, dit Volodia. J’aime mieux que tu me racontes…
— Tu as peur de recevoir un mauvais coup ?
— J’ai peur de m’ennuyer.
— Je te promets que tu ne t’ennuieras pas, dit Kisiakoff avec un grand rire.
— Qu’en sais-tu ?
— Une intuition, répondit Kisiakoff en imitant de la main le mouvement d’une aile. Quelque chose me dit que bientôt commencera l’épreuve de force entre le gouvernement impérial et le peuple. Protopopoff a, paraît-il, exigé du général Khabaloff qu’il fasse installer des mitrailleuses dans les greniers des maisons. Ce sera un spectacle instructif.
Il tira un journal de sa poche et le consulta rapidement :
— Voyons… voyons… Le soir, si tout se passe bien, nous devrions aller au théâtre. Samedi 25 février, ce sera la première du Bal masqué de Lermontoff, dans la mise en scène de Meyerhold. Tout indiqué, non ? La fatalité mystique mène les hommes… On trouvera sûrement des billets chez les revendeurs. Bal masqué dans la rue, bal masqué sur la scène. Nous comparerons. À moins que tu ne préfères un peu de musique ? Le violoniste Enesco se produira au théâtre Marie. La musique adoucit les mœurs…
Il chiffonna le journal et le jeta en boule sur le lit :
— D’accord ?
— Si tu veux, dit Volodia.
— Tu as répondu comme un fils à son père, dit Kisiakoff avec une soudaine gravité.
Le lendemain, après un déjeuner confortable, servi à l’étage, Kisiakoff s’arma d’une canne ferrée, d’un revolver, conseilla à Volodia de se vêtir chaudement, et tous deux descendirent dans le hall de l’hôtel. Le directeur de l’établissement prenait l’air sur le pas de la porte. En apercevant ses clients, il dit :
— Bonne promenade !
— Nous l’espérons, dit Kisiakoff.
— N’allez pas dans le quartier de Vyborg, reprit l’homme. Les manifestants y ont attaqué des postes de police. Une proclamation du commandement militaire menace d’envoyer au front les grévistes récalcitrants. Ça sent la poudre.
— J’aime ça, dit Kisiakoff.
Et, saluant le directeur, il entraîna Volodia dans la rue.
L’hôtel du Brésil était situé rue de Voronej, à proximité du canal Obvodny. Un brouillard jaune et mou étouffait les contours de la ville. Des monceaux de neige sale encombraient les trottoirs. Les magasins étaient fermés, et, au-dessus des contrevents, brillaient des enseignes de craquelins blonds, de gâteaux couronnés de crème. Le long du canal, des soldats en capotes grises se chauffaient autour d’un brasero. Devant leurs fusils disposés en faisceaux, se tenait un officier du régiment Sémenovsky, à cheval. Le courant ayant dégelé en son milieu, une vapeur montait des eaux noires et entourait d’un nuage allégorique les épaulettes d’or, les gants blancs et la casquette à bord bleuté du cavalier immobile. Il avait posé la main sur l’étui entrebâillé de son revolver. Les reflets fauves du ciel conféraient à sa figure un aspect safrané et précieux.
— Eh bien ? dit Volodia. Tout cela m’a l’air fort rassurant. Les soldats et les officiers sont à leurs postes. Les ménagères font la queue. Tu m’as dérangé pour rien.
À l’entrée du pont, un barrage de policiers, vêtus de tuniques noires, arrêtait tous les passants qui se dirigeaient vers le centre. Deux ou trois personnes durent rebrousser chemin, en maugréant. Mais Kisiakoff s’approcha d’un inspecteur, à la poitrine harnachée de médailles blanches, qui pendaient comme de petites langues, et lui montra un papier maculé de cachets. L’inspecteur salua militairement, et Kisiakoff s’engagea sur le pont désert, suivi de Volodia qui murmurait :
— Qu’est-ce que c’est que ce papier ?
— J’avais pris mes précautions, dit Kisiakoff.
— Tu es donc bien avec les autorités ? demanda Volodia.
— Je suis bien avec tout le monde, fiston !
Rue Ligovskaïa, une automobile blindée
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