Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
Vom Netzwerk:
icône, épingla les décorations de Siféroff sur sa poitrine.
    À présent, Siféroff reposait devant elle, tendu tout de son long, le profil renversé, les yeux clos, les lèvres serrées dans une expression de mansuétude et de science. Un vide solennel l’entourait. Il n’appartenait plus à personne. Nina, exclue du mystère, se tenait à distance respectable du lit. Elle ne pensait à rien. Elle n’évoquait pas la longue vie qui l’attendait et qui ne serait plus désormais qu’un perpétuel combat contre le souvenir. Elle ne tentait pas d’imaginer les chemins ascendants que parcourait cette âme, qui avait quitté la terre après tant de besogne et tant de souffrance. Simplement hébétée, annulée, incapable de la moindre réaction, elle s’étonnait d’exister encore.
    Des pas se rapprochaient dans le corridor. La poignée de la porte pivota en claquant sans que le battant se décollât du chambranle.
    — La porte est fermée à clef. Ouvrez, sœur Nina ! dit la voix du docteur Andréïeff.
    Alors, elle se retourna, furieuse, enflammée de sang et de larmes, et cria :
    — N’entrez pas !… Je vous défends d’entrer !… Personne !…

XI
    De retour à Pétrograd, Kisiakoff et Volodia s’installèrent de nouveau dans les deux pièces basses et sombres de l’hôtel du Brésil. Malgré l’insistance de Volodia, qui s’ennuyait dans ce décor sinistre, Kisiakoff prétextait des affaires urgentes et refusait de partir pour Moscou. Depuis quelques jours, il semblait nerveux, agité, lisait les gazettes de la première à la dernière page et ne mangeait plus avec le même appétit qu’autrefois. Souvent, il disparaissait pour un après-midi entier, et Volodia, seul et désœuvré, somnolait, feuilletait un livre, fumait jusqu’à la nausée dans sa petite chambre où traînaient des valises ouvertes. Très vite, d’ailleurs, il fallut abandonner tout espoir de déplacement, car des bourrasques de neige et de fortes gelées empêchaient la circulation des trains. Dans les dépôts de locomotives, les tubes de chaudière avaient éclaté sous l’effet du froid, mettant hors de service plus de mille machines. Le ravitaillement de la capitale se trouvait ainsi directement menacé. Dans les rues, de grand matin, ou même en pleine nuit, malgré le vent, chaussées de bottes de feutre, emmitouflées dans de vieux châles de laine, les ménagères stationnaient en files murmurantes devant les boutiques closes.
    Le mercredi 22 février, le lock-out avait été prononcé dans les ateliers Poutiloff. Les ouvriers en chômage couraient d’une usine à l’autre et organisaient des meetings en vue d’une grève générale de protestation. Dès le lendemain, 23 février, une multitude affamée envahissait les quartiers pauvres en hurlant : « Du pain, du pain ! » Des drapeaux rouges flottaient au-dessus des cortèges qui dévalaient sur la perspective Nevsky. Les manifestants saccageaient, çà et là, quelques boulangeries, arrêtaient les tramways, arrachaient les manivelles des mains des wattmen consentants. Les agents de police, débordés, faisaient usage, parfois, de leurs revolvers. La foule jetait contre eux des pierres et des blocs de glace enlevés à la chaussée. Mais il y avait peu de victimes. Place Znamenskaïa, au pied du monument d’Alexandre III, impassible sur son cheval, une réunion houleuse s’installait aux cris de : « Vive la République !… À bas la police !… » Des cosaques souriants surveillaient sans bouger cette explosion de haine populaire. À vrai dire, ce n’étaient plus les terribles cosaques d’autrefois, spécialistes du maintien de l’ordre en toute occasion, mais de jeunes recrues, fraîchement débarquées de leur village, plus paysans que soldats, abrutis par la triste vie des casernes, et soucieux avant tout de n’être pas envoyés au front. Le tsar était reparti pour le Grand Quartier général, et les ministres siégeaient en permanence. Malgré les conseils de modération que lui adressait la Douma, le ministre de l’Intérieur, Protopopoff, se faisait fort de noyer l’insurrection dans le sang. De leur côté, les révolutionnaires formaient des comités d’action pour la prise éventuelle du pouvoir. Toutes ces nouvelles, Volodia les apprenait par Kisiakoff, qui rentrait essoufflé, surexcité, de ses longues

Weitere Kostenlose Bücher