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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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propos ?
    — Tu leur as bien dit que je t’avais adopté ?
    — Je n’ai pas osé, murmura Volodia en dépliant sa serviette.

X
    La serrure de l’armoire à pharmacie était fracturée. Des traces de pas boueux marquaient le carrelage. Le docteur Siféroff se baissa et appliqua une feuille de papier transparent sur les empreintes.
    — Nous voilà transformés en détectives, sœur Nina, dit-il en se relevant. Vraiment, nous aurons fait tous les métiers.
    — Qu’ont-ils volé ? demanda Nina.
    — De la morphine, comme toujours. Et on ne découvrira pas les coupables. Ils doivent écouler la marchandise en ville. Cette guerre aura du moins servi à révéler aux soldats les vertus abrutissantes de la drogue. L’empereur a interdit la vente des alcools dans l’armée, mais nos hommes ont remplacé la vodka par les stupéfiants. J’ai entendu dire que, quand un homme tombe dans les tranchées, ses camarades fouillent aussitôt le cadavre dans l’espoir de trouver un peu d’opium ou de morphine. Qu’adviendra-t-il de notre pauvre Russie lorsque cette troupe d’intoxiqués et de pervertis regagnera ses foyers ?
    Il referma la porte de l’armoire, toucha du doigt la serrure arrachée.
    — Heureusement, il ne nous restait plus beaucoup de morphine, dit Nina.
    — De quoi soulager cinq ou six malheureux, environ. C’était toujours ça. Maintenant, nous n’avons plus rien.
    Il poussa un soupir et sourit avec mélancolie :
    — Tant pis. Nous travaillerons quand même. J’ai fait partir votre demande de mutation avec un avis favorable.
    — Vous auriez dû attendre encore un peu, dit Nina en baissant la tête.
    — Pourquoi ?
    — Vous savez bien que je retournerai à Ekaterinodar contre mon gré. J’espère beaucoup qu’on refusera, ou qu’on laissera traîner les papiers pendant des mois dans les bureaux.
    — Je l’espère aussi, dit Siféroff.
    Et son front se colora violemment.
    Nina surveillait les moindres jeux de ce visage, chaque froncement de sourcil, chaque contraction maxillaire, et un trouble subtil s’emparait d’elle, à son insu. Subitement, elle fut pénétrée par une conviction intime de victoire. Malgré les nouvelles déplorables du front et de l’arrière, malgré les menaces de défaite et de débâcle, elle se jugeait scandaleusement exaucée. Elle murmura :
    — Personne ne peut comprendre.
    Comme s’il eût redouté les suites de la conversation, Siféroff cambra la taille, ajusta ses lunettes sur son nez et dit :
    — Je vais jusqu’à la poste. Nous nous retrouverons au réfectoire. Il paraît que leur poisson est fameux.
    Elle demanda gaiement :
    — Vous avez faim ?
    — Une faim de loup !
    Cette phrase banale réjouit Nina, comme l’annonce d’un rare bonheur. Elle était satisfaite que Siféroff eût faim et aimât le poisson. En vérité, elle eût souhaité préparer elle-même le repas et qu’il la félicitât sur ses talents de cuisinière.
    — Je suis contente, dit-elle.
    Il lui jeta un regard étrange, balbutia quelques mots d’excuse et quitta la pièce à grands pas.
    Nina acheva de ranger la pharmacie et sortit à son tour dans le petit jardin de neige boueuse qui s’étendait devant l’hôpital. Il faisait doux. Le dégel avait commencé plus tôt que l’année dernière. Dans le ciel vaporeux s’étiraient des traînées de brume rose et bleu. Une odeur de terre humide et de sève emplit Nina jusqu’au vertige. Un convoi de soldats traversait la ville. On les entendait chanter, très loin, avec de grosses voix de velours. Nina reconnut la mélodie :
     
    Soldats, soldats mes petits compères,
    Où sont donc vos femmes ?
    Des canons chargés jusqu’à la gueule,
    Voilà ce que sont nos femmes …
     
    Elle battait la mesure avec son pied. Dans sa poitrine, se gonflait un sentiment de jeune gratitude. Elle ne désirait que s’abandonner davantage au charme de ce chant, s’anéantir, se fondre en lui.
    Un bourdonnement méthodique la tira de sa rêverie. Renversant la tête, elle vit un aéroplane qui se séparait du zénith, tel un fragment de soleil. Les soldats s’étaient tus. Quelques détonations claquèrent, comme des cosses qui éclatent. Puis des ordres retentirent, criés d’une voix terrifiante. Les toits des maisons parurent se crisper sur leurs couvées d’hommes et de meubles fragiles. L’oiseau métallique

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