Le Sac et la cendre
surcroît.
— Quand ?
— Quand il ne le réclamera plus.
Nicolas inclina le front vers le parquet souillé de boue. Il vit, à ses pieds, des lambeaux de journaux, des cartouches vides, des mégots écrasés.
— Tout ce sang, tout ce sang russe, murmura-t-il. Fais-tu partie du Soviet ?
— Bien sûr. Et tu en feras partie, toi aussi. Je m’arrangerai pour que tu sois élu par tes soldats. Ils te doivent bien ça.
— Oh ! la reconnaissance…
— Où coucheras-tu, cette nuit ? demanda Zagouliaïeff.
— Je ne sais pas. À l’Institut technologique, peut-être.
— J’ai une chambre. Viens avec moi.
Les corridors s’allongeaient, tristes et nus, dans la lueur des lampes électriques. La salle de séances était silencieuse. Quelques soldats dormaient, çà et là, sur des sacs de farine. D’autres s’étaient installés dans des fauteuils, le fusil serré entre les jambes. La soie des sièges était lacérée, maculée de goudron. Près de la porte des waters, des hommes de garde, pétrifiés d’admiration, échangeaient leurs impressions à voix basse :
— T’as vu les cabinets ? Quelle merveille ! C’est clair, c’est chaud.
— J’y passerais bien la nuit avec une petite femme !
— Dire que ces cochons de députés avaient ça pour eux tout seuls ! Le peuple aussi a le droit de pisser dans de la porcelaine !
Zagouliaïeff toucha le bras de Nicolas :
— Tu as entendu ?
— Oui.
— C’est la meilleure définition qu’on puisse donner de la première étape révolutionnaire, dit Zagouliaïeff.
Et il se mit à rire, en toussant et crachant, comme un diable farceur.
XIV
Pour la première fois, depuis près d’un an, la direction du camp avait affiché un bulletin d’information, rédigé en russe, à la porte de la baraque centrale. Ce bulletin annonçait, en termes catégoriques, les nouvelles de la révolution en Russie, de la constitution d’un gouvernement provisoire, soi-disant hostile à la poursuite de la guerre, et de l’abdication probable de Nicolas II, qui avait quitté le Grand Quartier général pour rencontrer des représentants de la Douma. Parmi les prisonniers, le communiqué était commenté avec fièvre. Les uns croyaient qu’il s’agissait d’une campagne de mensonges, dirigée par les Allemands pour abattre le moral des captifs. Mais beaucoup de leurs camarades estimaient que, dans l’état d’épuisement de la Russie, un pareil bouleversement n’avait rien d’invraisemblable. Certains se réjouissaient de la chute imminente du tsarisme et supputaient les avantages personnels qu’ils retireraient de la distribution des terres aux paysans. D’autres, en revanche, n’arrivaient pas à concevoir que la Russie pût exister sans un empereur, béni de Dieu, à la tête du peuple.
Le jour de l’affichage, les prisonniers travaillèrent mal, discutant, ronchonnant, se querellant à propos de vétilles. Au retour de la corvée, dans la baraque de Michel, un meeting s’organisa spontanément, dès la fermeture des portes. Tour à tour, les soldats escaladaient la table pour exposer leur point de vue sur la question. Michel, pour sa part, refusa de prendre la parole. Assis sur sa paillasse, la tête penchée, les mains aux genoux, il entendait les vociférations de ses compagnons, sans songer à les approuver ou à les contredire. Tout en reconnaissant qu’il y avait peut-être quelque exagération dans la manière dont les Allemands présentaient les faits, il demeurait persuadé qu’une véritable révolution avait balayé la Russie. Les détails que quelques prisonniers récents avaient rapportés sur l’état d’esprit des troupes et de l’arrière, le précédent significatif des émeutes de 1905, en pleine guerre russo-japonaise, tout concourait à rendre plausible une pareille éventualité. Depuis longtemps, Michel avait noté des indices de faiblesse dans la structure du régime impérial. Les défaites, les scandales de la cour aidaient les chefs de l’opposition libérale à détacher le peuple de la monarchie. À la déclaration de la guerre ni les masses ni l’empereur ni le gouvernement, n’étaient préparés à la lutte. Il était fatal qu’une rupture s’opérât entre ces trois éléments, dont chacun accusait les autres de l’avoir trahi. Mais quel était le vrai visage de cette révolution, dont
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