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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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côte, le prisonnier Miatine, qui était du complot, alerta le Landssturmer en lui désignant la roue droite, dont la goupille avait sauté. Il y eut un arrêt : toute l’équipe se mit à la réparation, avec des gestes maladroits qui exaspéraient la sentinelle. Au moment de repartir, Ostap empoigna son brancard d’un mouvement trop brusque, et une partie des rutabagas roula dans la boue. Les joues pleines de sang violet, la bouche déviée de colère, l’Allemand crachait des injures et agitait son fusil :
    —  Herrgott ,  donnerwetter ,  nochmal ,  passt doch auf  ! (23)
    Cependant, le dos rond, l’œil piteux, les hommes ramassaient les rutabagas, un à un, et les replaçaient dans la charrette. L’ombre s’épaississait rapidement. Un brouillard gris montait de la campagne.
    —  Los  !  Los  !  criait le soldat .  Wir werden viel zu sp ä t heimkommen  ! (24)
    Lorsque le chargement fut effectué, Michel et Ostap reprirent les brancards, et la voiture s’ébranla en cahotant dans les ornières. Le ciel était d’un gris touffu de cendres. Les lointains se diluaient en vapeurs. De petites lumières s’allumaient à la surface de la terre, se groupaient, formaient des constellations. Michel cligna de l’œil à Ostap. Devant eux, à cinquante pas, il y avait un bouquet de bouleaux et de sapins. Au-delà, le chemin bifurquait sur la gauche, pour mener au camp. La carrière était à deux kilomètres environ, sur la droite, Ostap inclina la tête. Il avait compris. Derrière son dos, Michel entendait le halètement des camarades qui poussaient la charrette. Le soldat sifflotait. Ses bottes claquaient gaiement dans la boue. Encore trente pas. Le vent froid s’éveilla avec un soupir, accourut à travers l’espace, dispersa des gouttes de pluie. Des flaques noires et longues frissonnaient dans les crevasses. Un ruisseau, gonflé par la fonte des neiges, roulait en glougloutant dans le lit du fossé. Déjà, les bouleaux dénudés, les sapins aux branches funèbres, imposaient leur masse dans le crépuscule.
    — Un, deux, trois, dit Michel.
    Et, glissant l’épaule sous le brancard de gauche, il se releva subitement, tandis qu’Ostap imprimait une violente secousse au brancard de droite. Avec un craquement douloureux, la charrette chavira dans le caniveau. Les rutabagas croulaient en avalanche.
    —  Jetzt haben wir den Schlammassel  !  Feste dran zusammenlesen   ! (25)
    Le soldat s’égosillait, gesticulait, lourd et verdâtre, dans sa capote trop large aux pans effrangés. Les hommes se bousculaient en rigolant, pour ramasser les légumes épars. Quelqu’un battit un briquet. Au-delà du point lumineux, la nuit devint plus sombre. Michel et Ostap franchirent d’un bond le fossé et s’enfoncèrent, à quatre pattes, entre les troncs des arbres. Derrière le boqueteau, s’étendaient des champs de vase et d’herbe rare. Ils commencèrent à courir pesamment sur cette terre meuble, qui collait aux semelles comme de la glu. Lorsqu’ils furent à cinquante pas environ de la route, ils entendirent les cris de l’Allemand :
    —  Ha l t  !  Zur ü ck  !  Oder ich schiesse  ! (26)
    Puis des coups de feu claquèrent chichement dans l’ombre.
    — Ouf ! grogna Ostap. Maintenant, il ne nous aura plus. Merci à toi, Mère Céleste !
    Il galopait rondement, les coudes au corps, la tête rentrée dans les épaules.
    — Il va donner l’alerte au camp, dit Michel. Si nous n’atteignons pas la forêt avant dix minutes, tout est perdu.
    — Nous l’atteindrons, nous l’atteindrons… Si la terre était moins molle… Oh ! ma cheville…
    — Vite, vite…
    Les yeux durcis par l’effort, la face cuite de sueur, le cœur battant, Michel accéléra son allure. La fatigue et la faim lui soulevaient les entrailles. Il avait l’impression que, d’une seconde à l’autre, il allait trébucher, défaillir et perdre la raison. Devant son regard, sautaient la ligne blanchâtre de la carrière, et, un peu plus loin, la fourrure sombre de la forêt. La distance qui le séparait du but était infranchissable. Ses talons plongeaient dans la gadoue, avec un bruit flasque de succion. Ses genoux fléchissaient drôlement, comme s’il eût couru sur les jambes d’un autre. Derrière lui, il croyait entendre des coups de feu, une rumeur de ferraille. Mais

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