Le Sac et la cendre
quelques lignes, grossièrement polycopiées, portaient la nouvelle aux prisonniers de l’Allemagne ? Était-elle pacifique ou sanguinaire, raisonnable ou bestiale, rapide ou lente ? Que fallait-il craindre et que fallait-il espérer, derrière le grillage des mots ?
Avec douleur, avec passion, Michel tentait d’imaginer l’aspect de cette lame de fond, qui submergeait les palais et noyait les couronnes. Bien qu’il manquât de renseignements exacts, il détestait l’action de ce peuple inculte et iconoclaste, qui piétinait ses élites sans discernement, reniait son Dieu et sa patrie, pactisait avec l’ennemi et prétendait improviser en hâte de nouvelles raisons de vivre. Comment Tania et les enfants se comportaient-ils dans la tourmente ? Comment se comportaient les Comptoirs Danoff, dont quelques directeurs irresponsables assumaient la gestion ? N’était-il pas absurde qu’il lui fût impossible de protéger sa famille et ses biens ? Au moment où sa présence eût été le plus indispensable à la tête de la maison, à la tête de l’affaire, il se trouvait en pays ennemi, claquemuré dans une baraque puante, avec, pour toute consolation, le droit de se plaindre à voix basse.
À la faveur de ce cataclysme national, Michel était obligé de reconnaître que ses préoccupations essentielles n’avaient pas changé. Malgré ses efforts, il n’avait pas su se séparer de l’homme qu’il avait été avant la trahison de Tania. Les Comptoirs Danoff, la maison de la rue Skatertny, les enfants, Tania elle-même, tenaient à sa chair mieux que cette défroque de captif, avec les lettres K.G. sur le dos. Il obéissait encore à cette tradition. Il existait encore pour ces intérêts d’un autre monde. Devant ce concours de menaces, Tania redevenait son épouse. Il ne pensait pas à elle par amour, mais par devoir. Il ne désirait pas la revoir pour lui pardonner, mais pour la sauver. Il ne songeait ni au passé ni à l’avenir, mais au présent. Et le présent était redoutable : une jeune femme seule, avec deux petits garçons, dans un logis trop vaste, trop riche, bourré de domestiques envieux, entouré d’une foule d’ouvriers débauchés et de soldats ivres.
Michel frémit d’appréhension et serra l’une contre l’autre ses mains désarmées. « Mais non, j’exagère, je m’affole et j’ai tort. Il est probable que le changement de régime s’est effectué dans le calme, sans effusion de sang… » La veille, Ostap avait voulu l’associer à un projet d’évasion. Michel regrettait, maintenant, d’avoir refusé son offre. Du regard, il chercha son ami dans la masse des prisonniers qui ondulait à la lueur pâle d’une chandelle. Debout sur une table, dominant ses compagnons, un soldat vêtu de guenilles boueuses, le menton hérissé de chaume, clamait en tapant du poing droit sa paume gauche ouverte :
— Je vous répète, camarades, que nous traversons des heures historiques. L’effondrement du régime tsariste marquera la fin de la guerre.
— Mais comment tu vois ça ? demanda une voix timide. Du jour au lendemain, plus de tsar. Ce n’est pas possible.
— Pourquoi ne serait-ce pas possible ?
— Parce qu’on a vécu tout le temps avec le tsar comme un père au-dessus de nous. Et demain, qui est-ce qui sera au-dessus de nous, s’il n’y a plus de tsar ?
— Le Soviet des ouvriers et des soldats.
— Sans couronne ?
— Bien sûr !
— Ce n’est pas bien. Il faut une couronne à la Russie.
— Elle nous a menés dans la merde et le sang, ta couronne ! Grâce aux nouveaux chefs élus, la paix reviendra en Europe. Dans quelques semaines, nous rentrerons chez nous, et nos frères nous accueilleront comme des héros et des martyrs. On distribuera les terres, les maisons. Chacun aura son logis propre et son champ à cultiver. Les riches qui ont bu notre sang iront cuver en prison le souvenir de leur ancienne splendeur. Les pauvres rouleront en automobile. Et tout le monde sera heureux.
— Qui est-ce qui les distribuera, les terres, les maisons ? cria quelqu’un.
— Des représentants du peuple, répondit l’orateur. Tout est prévu. Le parti bolchevik a déjà établi le plan de la répartition. Tant pour un tel et tant pour un tel. Andriouchka aura une ferme. Et Avrossi un château. Et les vaches…
— Pourquoi qu’Andriouchka
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