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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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melon, déposa une valise sur la nappe verte. On le félicita. Il s’agissait de deux millions de roubles trouvés dans la caisse d’un ministère. À la vue de cette valise, Nicolas, instinctivement, battit en retraite. Il n’avait plus rien à faire ici. Son rôle était terminé. Le devant de la scène appartenait maintenant à des messieurs en pelisse et chapeau melon, qui apportaient deux millions de roubles dans une valise.
    Le soir tombait. Dans le couloir, des visages bleus et fatigués nageaient comme de grosses méduses fluorescentes. Devant la porte de la onzième chambre, Nicolas se heurta à Zagouliaïeff qui sortait de séance. Lui aussi paraissait rompu, sale, surexcité. Le bord de ses paupières était rouge. Des croûtes de sang marquaient ses lèvres, aux commissures.
    — Ah ! voilà notre héros, dit-il d’une voix atone. Tu fais ta visite de courtoisie au peuple roi ? Il n’est pas beau, le peuple roi. Il ne sait pas vivre. Il crache sur les parquets, déchire les tableaux…
    — Ce n’est pas cela qui me gêne, dit Nicolas.
    — Et quoi donc ?
    — J’ai l’impression que rien de tout cela n’est sérieux. Je rêvais d’une révolution, et je vois un chaos. J’espérais un ordre nouveau, et je découvre le désordre. On tire, on pille, on harangue, on signe des mandats d’arrestation, on brûle les archives, on rafle des automobiles. Et puis ? Où cela nous mènera-t-il ?
    Zagouliaïeff baissa ses paupières lasses et alluma une cigarette, sans plaisir, machinalement.
    — Il ne faut pas avoir peur, dit-il en soufflant la fumée au plafond. Les événements se déroulent selon les prévisions classiques.
    — Tu trouves ?
    — Parfaitement. Première étape : les masses, enfiévrées par leur succès, brisent tout, souillent tout, égorgent, volent et se croient maîtresses de la situation. Deuxième étape : comme elles sont incapables de gouverner, et qu’il importe tout de même que le ravitaillement arrive aux villes, que les téléphones fonctionnent, que l’argent roule, que les tribunaux jugent et que les ordures soient enlevées, on se tourne vers les spécialistes de l’ancien régime.
    — Vers la Douma ?
    — Eh oui !
    — Était-ce la peine de verser ce sang, d’arracher ces emblèmes, pour en venir à reconnaître l’autorité d’un Rodzianko, d’un Milioukoff ?
    — Tu oublies la troisième étape, dit Zagouliaïeff, en secouant la cendre de sa cigarette sur le parquet. Les députés de la Douma, quel que soit leur amour du peuple, ne pourront pas satisfaire le peuple et seront remplacés.
    — Pourquoi ?
    — Parce que ce sont des idéologues incorrigibles, dit Zagouliaïeff avec violence. Parce que ces écrivains, ces philosophes, ces doctrinaires, ces prophètes de la révolution, affectent de trouver des révélations nationales dans les isbas grouillantes d’illettrés, dans les usines bourrées d’analphabètes, parce qu’ils proclament la supériorité morale du moujik et applaudissent à ses bégaiements politiques, parce qu’ils ont toujours l’air de lui demander pardon pour leur instruction personnelle, leur bibliothèque et leur col de fourrure !
    Une exaltation nerveuse le possédait. Nicolas le devinait échauffé par les discussions précédentes, travaillé par un trop-plein de paroles. Zagouliaïeff poursuivait, la voix saccadée :
    — Ils me font rire, les Milioukoff et autres Rodzianko ! Cette attitude d’extase devant l’homme russe naturel, à la Tolstoï, devant les chaussures d’écorce, le foulard de couleur et la barbe à poux, ce fétichisme de l’imbécillité ne peut mener qu’à la défaite. Ce n’est pas en traitant le prolétaire en paysan d’opéra, évadé de La  Vie pour le tsar ,  que ces messieurs les libéraux-bourgeois institueront un ordre valable. Vivant sur une illusion littéraire, ils seront écrasés par la réalité de la rue. Durant cette courte lune de miel, nous autres, les techniciens, les hommes froids, nous organiserons nos équipes.
    — Qu’entends-tu par « nous autres » ?
    — Eh bien, mais les bolcheviks. Eux seuls connaissent les masses et sauront les utiliser. Au moment choisi, ils prendront le pouvoir.
    — Pour donner le bonheur au peuple ?
    — Pour constituer un État fort.
    — Mais le bonheur du peuple ?
    — Il lui sera donné par

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