Le Sac et la cendre
bougeait plus. Michel demeurait devant lui, les bras ballants, l’âme vide. Une sensation d’horreur triste l’entourait. Ses doigts étaient crispés douloureusement sur la poignée de son sabre. Son épaule lui faisait mal. Il aspira une bouffée d’air comme pour se dessoûler et regarda dans la direction de la route.
Là-bas, à l’entrée du village, les uhlans avaient rattrapé les hussards. Allemands et Russes gesticulaient, sabraient, pointaient, paraient dans un corps à corps furieux. Les chevaux se cabraient, se cognaient, fous de terreur. Un bruit de ferraille, de cris et de hennissements venait de la cohue. Michel se dirigea au galop vers le lieu du combat. Rengainant son sabre, il dégagea sa lance et la tint en arrêt, visant le dos d’un uhlan qui s’escrimait contre Gavriloff. Ce dos était large et vert, avec une couture bien visible au centre. De tout l’élan de sa monture, Michel enfonça la lance entre les omoplates de l’Allemand. Le coup fut si rude que l’arme pénétra dans les chairs jusqu’au tiers de la hampe. Avec répulsion, Michel sentit dans sa main, à travers le bois, les sursauts convulsifs du blessé. Un poids d’homme, une vie d’homme, vibrèrent étrangement dans le creux de sa paume. Michel n’eut pas le temps d’arracher son arme et la laissa plantée dans la masse. Son cheval l’avait emporté loin de la mêlée. Tandis qu’il perdait du temps à le faire tourner, il vit, à l’autre bout du village, une formation de cavalerie qui arrivait sur lui au galop. Au premier coup d’œil, il reconnut l’uniforme des hussards d’Alexandra. Debout sur ses étriers, le cœur bondissant, il cria :
« Les nôtres ! Les nôtres viennent ! »
Sans doute les uhlans avaient-ils compris le danger, car, un à un, ils refusaient le combat et fuyaient en direction du boqueteau. Michel voulut se lancer à leurs trousses, mais son cheval, fourbu, galopait trop mollement.
Les hussards, épuisés par cette lutte incohérente, laissèrent partir les Allemands sans les poursuivre. Michel rejoignit ses compagnons au petit trot. Deux uhlans gisaient sur le sol. L’un, celui de Michel, avec sa lance dans le dos. Un autre, dont la tête, fendue par le milieu, était barbouillée de cervelle et de sang. Gavriloff avait eu la joue gauche arrachée. Elle pendait comme un lambeau d’étoffe rouge. Fédotieff prit délicatement le chiffon de chair entre ses gros doigts sales, le releva, le remit en place et noua un mouchoir autour du visage blessé.
— Tu as l’air d’avoir mal aux dents, dit-il.
Gavriloff, très pâle, les yeux mi-clos, rigolait :
— Oui… Oui… Comme si j’avais mal aux dents !
Akim avait reçu un coup de sabre sur l’avant-bras. Mais la plaie était superficielle. Il déplorait simplement que son uniforme fût déchiré et taché.
— Rien de grave, n’est-ce pas ? demanda Michel.
— Non. Et toi ?
— Rien.
— Illiouchkine s’est fait harponner dans les champs. Il faudra chercher son corps.
Le visage d’Akim était inexpressif. « Est-ce que tout cela lui serait égal ? » pensa Michel. Quant à lui, une affreuse lassitude relâchait ses membres. Il avait envie de dormir.
Les hussards qu’il avait aperçus à l’entrée du village arrivèrent enfin. Il s’agissait d’une mission de reconnaissance du 6 e escadron.
— Pouviez pas venir plus tôt, tas de feignants ? cria Fédotieff. Il y aurait eu du travail pour tout le monde !
— N’avez-vous pas rencontré mon estafette ? demanda Akim, en s’approchant du lieutenant qui commandait le peloton.
— Mais non.
— Il a dû se faire pincer en route. Tant pis.
Deux hussards étaient partis pour ramasser le corps d’Illiouchkine. Les autres rentrèrent au village. Les chevaux allaient au pas. Personne ne parlait. Akim tenait à la main les papiers des trois uhlans tués au cours du combat. Au bout d’un moment, il appela Michel et lui demanda à brûle-pourpoint :
— Veux-tu voir leurs papiers ?
Michel acquiesça de la tête, et Akim lui tendit deux carnets à reliure de carton et un portefeuille en cuir, qui sentait la sueur et la savonnette. Dans le premier carnet, sur la page de garde, était collée la photographie d’une jeune femme assez jolie, potelée, souriante. Michel referma le carnet.
— Il vaut mieux ne pas
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