Le Sac et la cendre
temps.
— C’est-à-dire le plus rarement possible ?
– Oui.
— Et des billets de quatre lignes ?
– Oui.
— Pour lui dire quoi ?
— Que je suis en vie.
— Heureusement, elle a un frère pour lui dire le reste.
— Qu’entendez-vous par « le reste » ?
— Tu peux me tutoyer lorsque nous sommes seuls. J’entends par « le reste »…
Akim s’arrêta, parut concentrer ses idées et prononça enfin d’une voix brève :
— Le reste, c’est que… que tu te conduis bien, que je veille sur toi, qu’elle n’a rien à craindre, que tu penses à elle.
— Je ne pense pas à elle.
— Et à quoi penses-tu ?
— À la guerre.
Le visage d’Akim se plissa dans une expression méfiante :
— Ça ne va pas, entre toi et ma sœur ?
— Pas très bien.
— Tu ne veux pas me dire les raisons ?
— Non.
— Je suis sûr qu’elle a tort.
— Je le crois aussi.
— Eh bien, c’est parfait. Ne parlons plus de cela. Excuse-moi. Mais cela me gênait. Il fallait que je te le dise. Voilà, c’est fait…
Il se lissa la moustache du revers de la main :
— Quel froid ! Nous ne devons pas être loin de Rogoff.
Des rails luisaient faiblement au sommet d’un remblai charbonneux. Un chemin étroit doublait la voie ferrée. Sur le ballast, brillaient des boîtes de conserves, des plats d’étain défoncés. Un cadavre de cheval, au ventre gonflé, aux jambes raides barra la route du peloton. Les montures des hussards s’écartèrent peureusement de la charogne. Plus loin, les champs étaient jonchés de vestiges sinistres : débris de caissons, châssis démantibulés, chariots éclatés et carcasses de cuisines roulantes. Les reliquats du naufrage flottaient dans la buée laiteuse du matin. Des corbeaux s’envolèrent en criant.
— Du matériel russe, dit Akim. Quatrième division de tirailleurs sibériens. Ils ont dû être pris sous le feu de l’ennemi.
— Tout de même, ils ont pu emmener leurs morts, dit quelqu’un derrière Michel.
— Non, il en reste un, sur la droite. Un tirailleur. Ah ! qu’est-ce qu’ils ont fait de lui, les sauvages !
Le cadavre reposait sagement sur le dos, les genoux ramenés au ventre, les bras ouverts. Sa face molle et jaune, maculée de terre et de sang caillé, était tournée vers le ciel. Les hussards se signèrent en passant devant lui. Ailleurs, un autre cadavre gisait, privé de jambes, contre le fût d’un poteau télégraphique. Le grondement de la canonnade se rapprochait par larges pulsations. Dans les intervalles des coups, on percevait un roulement continu, fait de hennissement, de bruits de fer et de voix humaines. Sans doute étaient-ce les renforts allemands qui se dirigeaient vers la ville de Pétrokoff. Tout le pays était sillonné de troupes qui se regroupaient sur de nouvelles positions pour l’assaut final contre Lodz.
— Poussons jusqu’au prochain village, dit Akim.
Le maréchal des logis Stépendieff fit la grimace, comme si une poussière venait de lui entrer dans l’œil.
— Vous ne craignez pas que le village soit occupé, Votre Noblesse ?
— On verra bien. En route. Que Dieu nous assiste !
Les hussards pénétrèrent au pas dans la rue principale déserte. Ces maisons de bois, aux fenêtres closes, ne recelaient-elles pas des soldats ennemis à l’affût ? N’y avait-il pas des mitrailleuses derrière ces clôtures ébréchées ? Les chevaux eux-mêmes paraissaient inquiets et dressaient les oreilles, comme au seuil d’un piège. Une hostilité indicible émanait des objets, du ciel, du silence. D’étranges condamnations tombaient sur ce troupeau d’hommes qui approchaient des habitations, telle une meute de loups. Tout à coup, un chien aboya et Michel porta instinctivement la main à son fusil. Fédotieff rit nerveusement :
— Tu vas tirer sur un chien ?
Au bout de la rue, à hauteur du passage à niveau, quelqu’un agitait les bras, criait :
— Polonais, Russes, amis, amis…
C’était le garde-barrière, un vieillard cassé et barbu, vêtu d’un long touloupe en peau de mouton et coiffé d’une casquette à visière vernie. Il courut en boitillant vers les hussards.
— Pan offizier , pan offizier , grognait-il.
Et il prit dans ses mains l’étrier d’Akim.
— Quoi ? Qu’y a-t-il ? demanda Akim.
— Il ne faut pas
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