Le Sac et la cendre
savoir, dit-il. Reprends tout cela.
Akim reprit les papiers et les glissa dans la poche intérieure de son uniforme. Son visage n’avait pas bronché d’une ligne. « Non, il comprend tout, mais il fait semblant d’être impassible », songea Michel. Un voile ténu dansa devant ses yeux. Ses joues étaient brûlantes. Il voulut réagir contre cet accès de fièvre et cambra les reins, par discipline. Tout à coup, il s’aperçut que, depuis un moment, il pensait à la photographie de cette inconnue. Était-elle la fiancée, la femme, la maîtresse du mort ? Puis, il réfléchit à sa propre fin. Que trouverait-on sur son corps, si on fouillait ses poches ? Un portefeuille. Les portraits de ses enfants. De l’argent. Quelques lettres. Pourquoi n’avait-il pas été tué à la place de l’Allemand ? Pourquoi s’était-il défendu contre lui au lieu de se laisser abattre ? Qu’est-ce qui le retenait encore dans la vie ? Il sourit amèrement et murmura :
— L’habitude… l’habitude…
— Tu en fais une tête ! dit Akim.
— Je suis fatigué. Quelle heure est-il ?
— Midi. On va tâcher de se faire préparer un repas par le garde-barrière.
— Je n’ai pas faim, dit Michel.
Cette tuerie lui avait retiré le goût de manger et de boire. Il ne concevait pas qu’Akim pût s’intéresser encore à la nourriture. Pourtant, lorsque le garde-barrière eut avoué qu’il lui restait du gruau et de la vodka, il éprouva au ventre un plaisir condamnable. Assis dans la cour de la ferme, avec ses camarades, il déjeuna de bon appétit et vida quelques gobelets d’alcool. À peine restauré, il se sentit mieux. Il sortit sur la route et se posta à l’entrée du village : Le combat de la matinée lui paraissait lointain, suspect, à peine croyable. Il n’avait tué personne. Il n’était responsable de rien.
Vers trois heures de l’après-midi, un détachement russe qui remontait vers le nord, traversa le village. Les capotes grises de l’infanterie envahirent la rue centrale, comme une coulée de lave lente. Dans un bruit de gamelles et de bottes, les hommes aux visages terreux, aux regards fixes, marchaient l’un derrière l’autre sans échanger une parole. On eût dit que, frappés de stupeur, ils n’avaient plus d’intérêt commun avec les camarades qu’ils croisaient sur leur route. Sur un cheval efflanqué, couvert de boue, se tenait un officier à la mâchoire entourée de linges. Le fanion du bataillon se balançait à une baïonnette. Une cuisine roulante bringuebalait de toutes ses tôles disjointes.
— Eh ! d’où venez-vous, les amis ? cria Michel.
Pour toute réponse, un soldat sortit des rangs et demanda :
— Donne-moi du tabac, frérot.
Il avait une pauvre face fripée, barbue, aux yeux vitrifiés par le consentement.
— Du tabac ? dit Michel. Attends, je crois bien que je n’en ai plus…
Tandis que Michel se fouillait, le soldat partit en boitillant. Derrière l’infanterie, défilèrent des canons, des caissons. Le poil des chevaux était raidi par la sueur et la pluie. Au bord du chemin, marchaient des servants aux pieds lourds, le manteau roulé sur l’épaule, la figure tapissée de poussière et de poudre. Une grasse rumeur, faite d’exclamations, de toux, de tintements, de grincements de roues, de martèlements de bottes, montait de cette cohue endiguée par les murs des maisons. Lorsqu’ils eurent disparu, le paysage s’affirma plus vaste et plus triste encore. Michel rentra dans la cour où ses camarades jouaient aux cartes.
Vers quatre heures, le messager d’Akim revint au village. Ordre de se replier sur Ouïazd.
— Mais qu’est-ce qu’on est venu foutre ici ? grognait Fédotieff.
— Faire tuer Illiouchkine et défigurer Gavriloff, dit quelqu’un.
— À cheval ! cria le maréchal des logis Stépendieff.
Le garde-barrière marcha quelque temps aux côtés de la colonne. Il agitait sa main jaune et sale comme une racine et répétait :
— Adieu, messieurs les hussards ! Adieu !
III
Comme Volodia l’avait prévu, la lettre et la corbeille de roses adressées à Tania demeurèrent sans réponse. Volodia n’en conçut d’ailleurs qu’une déception modérée. Ses aveux nocturnes à Kisiakoff l’avaient délivré d’une idée fixe. Tout en déplorant le caractère grotesque de cette confession
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