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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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que fût sa force d’âme, il ne pouvait pas s’empêcher de reconnaître dans ces éclopés autant de reproches vivants. Il prononça avec fermeté :
    — Je ne te suivrai pas.
    — Pourquoi ?
    — Parce que je n’en vois pas la nécessité.
    — Mais Stopper est ton ami !
    Avec surprise, Volodia se dit que Stopper était, en effet, son ami. Il l’avait oublié. Le seul fait que ce garçon eût été mobilisé et blessé l’éloignait, en quelque sorte, de Volodia. L’infortune de Stopper le rangeait dans la catégorie des héros. Or, Volodia détestait les héros. Puisqu’il ne pouvait pas être un héros, il fallait qu’il les détestât.
    — Je n’aime pas les héros, dit-il. Je ne sais pas de quoi leur parler…
    — Mais il n’est pas un héros ! s’écria Sopianoff. Il en a plein le dos de la guerre ! Il voudrait se faire réformer.
    Cette affirmation détruisit les derniers scrupules de Volodia, et il se laissa emmener, en pestant un peu, jusqu’à l’hôpital auxiliaire où reposait son ami.
    Dès le seuil de l’immeuble, une odeur d’iode et d’éther lui serra la gorge. L’infirmière, qui accueillait les visiteurs au pied d’un large escalier de marbre, avait un visage réprobateur qui déplut à Volodia. Derrière elle, ils gravirent quelques marches, traversèrent un palier meublé de banquettes en velours rouge et s’engagèrent dans un long corridor silencieux, peint en blanc et jalonné de crachoirs en émail. Une chaleur moite venait des murs. D’autres infirmières, aux coiffes propres, trottaient d’un pas menu dans les couloirs. L’une d’elles portait un bassin de lit à la main. Volodia la regarda du coin de l’œil. Elle était jeune et jolie. Elle lui sourit au passage. Mais, loin de le réconforter, ce sourire l’attrista. Il regrettait d’être venu. De tout temps, il avait redouté le spectacle de la déchéance, de la misère, de la maladie. Sa crainte de la contagion le reprit. Il demanda à l’infirmière qui les guidait :
    — Vous n’avez que des blessés, ici ?
    — Bien sûr.
    — Je veux dire… pas de malades ?
    — Non.
    Derrière les portes numérotées, on entendait des bruits de voix et de toux viriles. L’infirmière poussa l’une de ces portes.
    — C’est ici, dit-elle. Vous pouvez entrer.
    Volodia et Ruben Sopianoff pénétrèrent dans une vaste salle blanche et nue, éclairée par trois fenêtres sans rideaux. Une dizaine de lits étaient disposés dans la pièce, et leurs masses candides se reflétaient dans les parquets cirés. Un faible remuement agitait les corps couchés sous les couvertures. Toutes les têtes se tournèrent vers les nouveaux venus. Avec répulsion, avec prudence, Volodia considérait cette collection d’hommes abîmés par les éclats de la guerre. Il notait au vol une face enveloppée de pansements, un bras raidi dans sa gouttière de plâtre, une manche vide, un regard de douleur et de résignation. Sa propre chance lui paraissait tout à coup inadmissible. Il se sentait fautif à cause de sa bonne santé. Ceux qui étaient là, déchirés dans leur chair, étonnés dans leur âme, ne pouvaient que le haïr pour sa belle prestance. Il était physiquement et moralement leur ennemi.
    — Je ne vois pas Stopper, murmura-t-il.
    — Mais si. Le troisième à droite. Viens donc…
    Volodia eut de la peine à reconnaître son ami Stopper dans ce personnage exsangue, aux lèvres minces, aux prunelles scintillantes de fièvre. Assis devant lui, comme devant un inconnu, il s’efforçait vainement de retrouver le ton de leurs conversations anciennes. En lui parlant, il éprouvait la même gêne que lorsqu’il s’adressait à un enfant ou à un homme de condition inférieure. Il ne savait plus le tutoyer. Il évitait de le regarder dans les yeux.
    — Eh bien, dit-il avec une fausse gaieté, raconte. Où as-tu attrapé ce bobo ?
    — Oh ! ce n’est rien, dit Stopper d’une voix enrouée. Devant Gumbinnen. Un éclat d’obus dans le tibia.
    Volodia sut gré à son ami de ne pas raconter avec plus de détails les circonstances du combat et de la blessure. Mais Ruben Sopianoff insistait maladroitement :
    — Il est modeste. Mais je sais par les infirmières qu’il s’est conduit comme un brave.
    — On était tous surexcités. On ne savait plus ce qu’on faisait. J’ai suivi les

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