Le Sac et la cendre
avancer, dit le Polonais en clignant ses paupières flasques. Les Allemands sont à Koluzki. Ils sont à Pétrokoff. Ils sont partout.
— Occupe-toi de ce qui te regarde !
— Faites comme vous voulez, pan offizier . Je les ai vus passer par ici. Il en passera encore. Vous serez pris.
Akim rédigea un rapport au crayon sur une page de son carnet, arracha le feuillet, le plia en quatre et le tendit à un jeune hussard en disant :
— Rebrousse chemin et tâche de retrouver les nôtres. Tu viendras me porter la réponse du commandant.
Il attendit que l’homme se fût éloigné et abaissa les regards sur la grille de son bracelet-montre. Puis, se penchant vers le Polonais, il demanda :
— Êtes-vous restés nombreux au village ?
— Quatre ou cinq personnes. Tous les autres ont fui. Les maisons sont vides. Il n’y a pas de quoi manger ni de quoi nourrir les bêtes. Vous devriez aller ailleurs…
Visiblement, il craignait que la présence des hussards ne soumît le village aux dangers d’un nouveau combat. Sa vieille face terreuse craquait de peur. Il se balançait d’une jambe sur l’autre et répétait servilement :
— Partez, partez, cela vaut mieux, pan offizier .
Akim l’écarta de la botte et dirigea son cheval vers une ferme, en bordure de la route. La ferme était vide. Les hussards mirent pied à terre dans la cour, et Akim envoya deux hommes, en éclaireurs, jusqu’au croisement. Michel desserra les sangles de sa selle.
— Ne dessanglez pas les chevaux, dit Akim. Nous pouvons être appelés à repartir d’une seconde à l’autre.
Comme il achevait ces paroles, des détonations éclatèrent au carrefour.
— En selle ! hurla Akim.
Le peloton déboucha au trot sur la route. Passé les dernières maisons du village, la plaine apparut, moutonneuse, brumeuse, marquée, çà et là, de flaques miroitantes et de sombres forêts. À une centaine de pas, au croisement de deux voies vicinales, une tache grise attira les regards de Michel. C’était un camion allemand, qui grondait sur place, à plein régime. Les deux hussards, envoyés en éclaireurs, tentaient d’atteindre les occupants de l’automobile à coups de lances. Mais les chevaux, effrayés par le bourdonnement du moteur, dansaient en tous sens et gênaient les mouvements des cavaliers. Les Allemands, de leur côté, tiraient à bout portant contre leurs adversaires, sans les toucher. Sans doute étaient-ils trop serrés sur leur siège et n’avaient-ils pas la possibilité d’épauler et de viser correctement. On eût dit la ronde de deux chiens fous devant une tortue retirée sous sa carapace.
Le temps d’un éclair, Michel songea au caractère symbolique de ce spectacle. Les lances archaïques pointées contre les engins modernes, les chevaux vivants caracolant devant les chevaux moteurs. N’était-ce pas là une figuration facile de la crise de croissance que traversait le monde ?
— Marche ! Marche ! criait Akim.
Le peloton s’élança ventre à terre vers le camion en panne. Mais, au dernier moment, le chauffeur réussit à démarrer et l’automobile partit violemment dans un nuage de fumée.
Ayant rejoint leurs deux camarades, les hussards ralentirent l’allure et commencèrent à tirailler dans la direction des fugitifs. Les balles claquaient sur la route, de part et d’autre du camion.
— Ne tirez pas sur les pneus, dit Michel en épaulant son fusil. C’est du caoutchouc plein ! Visez le moteur…
— On ne les aura pas comme ça, dit Akim. Il faut les rattraper.
Galopant aux côtés de ses compagnons, Michel éprouvait une bonne envie de rire. Cette aventure lui paraissait comique. Il s’agissait d’un jeu en marge de la guerre. Quelque chose d’enfantin et d’inoffensif dont on s’amuserait, plus tard, au bivouac. Il jeta un regard sur son beau-frère. Mais Akim semblait prendre cet exercice au sérieux. Une expression vexée tordait son petit visage jaune barré d’une moustache. Il avait dégainé son sabre. Le camion gagnait du terrain. Subitement, il s’immobilisa à l’orée du boqueteau, et des silhouettes nombreuses l’entourèrent.
— Les uhlans ! cria le maréchal des logis Stépendieff.
— Tu as la berlue ?
— Si, si, regardez bien, Votre Noblesse.
En effet, malgré le brouillard, on distinguait nettement les uniformes gris-vert, les casques
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