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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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cadres ? Cette question compliquait le problème. Car il y avait le devoir envers l’empereur, et le devoir envers l’armée russe. Il ne fallait pas que le départ des chefs précipitât la désorganisation de la troupe. Il ne fallait pas que, par souci de confort moral, les gradés abandonnassent leurs hommes à la contagion de l’anarchie. Dans les conjonctures présentes, cette fuite en face des responsabilités équivaudrait à une désertion devant l’ennemi. Que faire, donc ? Rester auprès de ces soldats rustauds, décontenancés, incapables de réfléchir ? Souffrir dans la discipline nouvelle ? Se sacrifier pour éviter le pire ? La tête éclatait par ce combat d’idées. Aucune réponse ne s’imposait au-delà du chaos.
    La gorge nouée, les yeux secs, les joues dures comme des plaques de bois, Akim marchait droit devant lui, sans rien voir et sans rien entendre. Il aurait voulu aboutir ainsi dans un autre pays, dans un autre temps. Comme il arrivait à la lisière du village, la silhouette du maréchal des logis chef Stépendieff se dressa brusquement devant lui.
    Akim s’arrêta et regarda violemment le visage de l’homme qui lui barrait la route.
    — Déjà levé ? demanda-t-il d’une voix courte.
    — Comment dormir avec ces histoires, Votre Haute Noblesse ? Les chevaux eux-mêmes ne dorment pas. Toute la cervelle est à l’envers. On voudrait comprendre…
    — Quoi ?
    — Eh bien, mais ce qui est arrivé au tsar ! Pourquoi il nous a laissés, à qui on va prêter serment… Toujours, la Russie a vécu avec un tsar. Et, aujourd’hui, on nous dit que ce n’était pas bien, qu’il ne faut plus de tsar. Et le tsar s’en va. Les gars me posent tous des questions, et je ne sais pas leur répondre. Ils me traitent de bûche. Et c’est vrai, je suis une bûche. J’ai beau penser, penser, ça ne s’arrange pas dans ma tête. Ça tourne, et ça ne s’arrange pas. Peut-être pourriez-vous m’expliquer, Votre Haute Noblesse ?…
    Akim se troubla. Une immense pitié se levait en lui pour ce gros sous-officier, barbu et balourd, qui s’efforçait de savoir dans quel sens coulait le courant. Il le devinait ahuri, bouleversé, perdu, tel un chien privé de maître, et dont la laisse traîne sur le sol. Avant même d’avoir réfléchi, il se sentit tenu, non de l’agiter par des prévisions pessimistes, mais de le réconforter, comme on trompe un malade dans l’espoir de hâter sa guérison. Il murmura :
    — Il ne faut pas t’affoler… Tout cela…, hum…, tout cela est sans importance… Le tsar, vois-tu ? était fatigué, mal conseillé… Il a préféré, comment dire ?… pour quelque temps… se retirer, se reposer, laisser le pouvoir à d’autres…
    — Les copains racontent qu’on l’a mis en prison, ou qu’il est mort et qu’on ne veut pas l’avouer.
    — Ce sont des sottises.
    — Oui, n’est-ce pas ? dit Stépendieff d’un air suppliant.
    — Des sottises, reprit Akim avec force. Puisque le tsar a jugé bon d’abdiquer en faveur du grand-duc Michel, et que le grand-duc Michel s’est désisté en faveur du gouvernement provisoire, nous devons tous, par respect de la volonté impériale, obéir aux ordres de ce gouvernement.
    — Mais qu’est-ce que c’est que ce gouvernement ? Et qu’est-ce que c’est que ce Soviet des ouvriers et soldats qui siège à Pétrograd ?
    — Des gens…, des gens honorables…, des patriotes…
    Akim ne put en dire davantage et baissa la tête.
    Stépendieff se grattait la barbe, délicatement, du bout des doigts :
    — Oui… Oui… Tout de même, c’était mieux quand il y avait le tsar. On savait qui commandait, pour qui on souffrait, pour qui on mourait, non ?
    — Si.
    — C’est comme leur affaire de rubans rouges ? Chez les dragons, à côté, tous les hommes ont accroché des rubans rouges à leur uniforme. Paraît que c’est un signe de patriotisme. Est-ce qu’il faut que nous aussi…
    — Non ! s’écria Akim. Je défends !… Pas vous… Pas vous…
    Des larmes brouillaient son regard. Il tourna les talons et s’éloigna rapidement dans la direction de la chaumière.
    À dix heures du matin, les hussards d’Alexandra, en tenue de campagne, sous le commandement du colonel Kolenkine, s’acheminèrent, en colonne par trois, vers le lieu prévu pour le rassemblement de

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