Le Sac et la cendre
sonnette, le son d’une voix familière qui criait : « C’est moi, Tania. Ouvre. Ouvre !… »
XV
Dès le début des troubles politiques, la troupe de La Sauterelle partie de Moscou pour une tournée de représentations dans les hôpitaux, se trouva bloquée à Pskov, par suite de l’interruption du trafic ferroviaire. Dans la vieille et calme cité, résidence du général Roussky, commandant le front nord, la discipline impériale subsistait dans son intégrité, et la révolution de Pétrograd n’était connue que par les dépêches des gazettes locales. Ayant donné deux spectacles au bénéfice des blessés, les acteurs ne savaient plus à quoi employer leurs loisirs. Logés à l’hôtel, inactifs et inquiets, ils dépensaient vainement leur argent de poche et pestaient contre les insurgés qui les contraignaient à végéter dans un trou de province, au lieu de poursuivre un itinéraire triomphal à travers le pays. Thadée Kitine multipliait les démarches auprès des autorités civiles et militaires, mais se heurtait toujours à la même incompréhension. Les rares trains en service étaient réservés par priorité au transport des armées et du ravitaillement. Il fallait attendre. Or, cette perte de temps coûtait cher à la compagnie théâtrale. Tout ce que le directeur de La Sauterelle put obtenir de l’administration des chemins de fer fut l’autorisation d’entreposer gratuitement ses décors dans les hangars. Prychkine, de son côté, eut la chance d’attendrir le gérant de l’hôtel, qui accorda une diminution appréciable sur le prix des chambres.
Pour tromper leur ennui, les comédiens inspectaient les couvents et les églises innombrables de Pskov, les anciennes fortifications, la cathédrale de la Trinité aux cinq coupoles bleues semées d’étoiles d’or. Il leur arrivait aussi de dîner chez des notables de la ville. De ces promenades et de ces visites, ils rapportaient des informations qui faisaient frémir. La révolution s’était installée à Pétrograd, à Moscou et dans la plupart des grands centres russes. Un gouvernement provisoire, soutenu par le Soviet, avait été formé, avec le prince Lvoff comme Premier ministre. La majorité de ses collaborateurs étaient les représentants des groupes progressistes. Le travailliste Kérensky, même, faisait partie du ministère. Le comité de la Douma exigeait l’abdication de Nicolas II et l’avènement du prince héritier, sous la régence du grand-duc Michel. De son côté, le tsar avait quitté le Grand Quartier général de Mohilev pour rentrer à Tsarskoïé-Sélo. Mais les troupes mutinées refusaient de laisser passer le train impérial. Il était obligé de rebrousser chemin et roulait, croyait-on, dans la direction de Pskov. De tous ces renseignements, Lioubov ne retenait qu’une chose : il lui serait probablement impossible de jouer devant le tsar, comme elle en avait formé le projet. Ce contretemps lui semblait être une injustice du sort, une mesure vexatoire dirigée contre sa propre personne. Un dépit virulent l’animait contre les révolutionnaires et contre le monarque, qui, les uns par leur intransigeance, l’autre par sa faiblesse, la privaient d’un plaisir auquel elle avait droit.
Le 2 mars au matin, en s’éveillant après une nuit agitée, Lioubov se sentit plus malheureuse et plus seule encore que de coutume. Un jour pluvieux entrait par les fenêtres aux doubles carreaux. Les murs beiges, à rayures verticales mauves, figuraient assez bien les barreaux d’une prison. Une odeur de cigare éteint, de linges moites flottait dans la chambre. Prychkine nouait sa cravate devant la glace, encadrée de coquillages, du lavabo.
— Quelle heure est-il ? demanda Lioubov.
— Midi moins cinq, dit Prychkine. Il est temps que tu te lèves.
— Pour ce qu’il y a à faire dans cette sale ville !…
— On pourra toujours se promener un peu, jouer aux cartes…
— Merci bien pour tes suggestions originales. Je préfère encore dormir.
Elle éprouvait le besoin d’irriter Prychkine, qui acceptait trop facilement cette situation intolérable.
— Eh bien, dors, dit Prychkine, et il pencha la tête, de droite et de gauche, pour admirer la structure ferme et rose de ses joues.
— Et toi, que vas-tu faire ?
— Sortir.
— Avec qui ?
— Avec les amis.
— Et
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