Le Sac et la cendre
la 5 e division de cavalerie. Akim chevauchait à la tête de ses hommes. Les capotes grises avaient été brossées avec soin. Les bonnets de fourrure, qui, depuis peu, avaient remplacé les casquettes, étaient posés réglementairement sur les crânes. Les lances, les fusils s’alignaient d’une façon correcte. Mais tous les visages exprimaient une même perplexité. Dans son dos, Akim devinait des paroles chuchotées sur un ton plaintif :
— C’est pas tout ça, les gars, mais nous autres, du 2 e escadron, on nous appelait les hussards de Sa Majesté Impériale, les hussards de l’impératrice. Comment va-t-on nous nommer, maintenant ?
— Les hussards du gouvernement provisoire, peut-être ?
— Les hussards de Kérensky !
— De M me Kérensky !
Il y eut des rires étouffés. Akim sentit que son cœur se crispait d’angoisse. Il avait pris parti, ce matin, en écoutant les doléances de Stépendieff. Quelle que fût son opinion personnelle, il n’avait pas le droit d’abandonner les hussards. Il prêterait serment pour rester avec eux, pour sauver ce qui pouvait être sauvé encore de l’armée russe. Tous les officiers de son régiment avaient résolu d’agir comme lui. Mais au prix de quelles souffrances ?
La lente chenille grise traversait une forêt aux arbres nus, au sol de neige et de terre noire. Une fine buée montait de la croupe des chevaux. L’air était frais et transparent. Au débouché de la forêt, s’étendait un champ vaste et plat, glacé par endroits de croûtes blanches. Les dragons et les uhlans s’étaient déjà rangés en ligne sur le lieu du rassemblement… Devant eux, se dressait le petit autel de campagne, drapé d’une nappe bleue à franges d’argent. Comme les hussards d’Alexandra arrivaient à la hauteur des autres régiments et se préparaient pour le salut fraternel, Akim remarqua que dragons et uhlans avaient orné leurs uniformes de rubans rouges. L’aigle de leurs étendards était, lui aussi, enveloppé d’un chiffon écarlate. Un murmure parcourut la masse des hussards. Akim serra les dents, comme pour contenir un cri. Le sang battait ses tempes. Il baissa les paupières pour ne plus voir cette troupe déshonorée par les couleurs de l’insurrection. Un à un, les escadrons vinrent s’aligner sur la gauche des uhlans, et le colonel Kolenkine, éperonnant son cheval, alla rejoindre les commandants des deux autres unités, qui avaient mis pied à terre et fumaient des cigarettes, à quelque distance de leurs hommes.
À ce moment, des voix gouailleuses s’élevèrent parmi les uhlans et les dragons au repos :
— Regardez les hussards ! Ils n’ont pas osé s’enrubanner de rouge !
— Ils ont peur de leurs officiers !
— Ils ne veulent pas servir sous le drapeau de la révolution !
— Et leurs bottes ! Visez leurs bottes, camarades !
Les hussards d’Alexandra portaient des rosettes de métal argenté sur la face extérieure de leurs bottes.
— Ils ont encore les yeux du tsar sur leurs bottes ! gueula un uhlan en brandissant son sabre. Retirez les yeux du tsar, bande de laquais !
Akim blêmit et glissa la main sur son étui de revolver Derrière lui, les hussards vociféraient :
— Venez donc les prendre, s’ils vous gênent !
— Traîtres ! Parjures ! Vermines rouges !
Quelqu’un glapit :
— Sabre au clair !
Les lames étincelèrent. Les dragons et les uhlans rompirent les rangs, et leur cohorte grise, dans un mouvement demi circulaire, s’avança au trot vers les hussards. Les figures étaient bloquées par la haine. Une détermination farouche poussait les hommes et les chevaux.
— Vous êtes fous ! À vos rangs. Fixe ! Fixe ! criaient les officiers débordés.
Les hussards, ayant dégainé à leur tour, se préparaient à recevoir l’attaque. Akim, ivre de rage, leva son revolver en hurlant :
— Dispersez-vous ! Je vais tirer ! Je tire !
L’arrivée des colonels commandant les trois unités évita le désastre. Subitement dessoûlés, les uhlans et les dragons regagnèrent leurs places. Il y eut encore des imprécations, des menaces, mais le moment critique était passé. Sur ces entrefaites, un régiment de cosaques, qui complétait la 5 e division de cavalerie, déboucha dans les champs et vint s’établir à la gauche des hussards. Les cosaques, eux
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