Le Sac et la cendre
avait abouti, après avoir roulé, de-ci de-là, telle une bête traquée. Depuis son départ de Mohilev, Nicolas II n’était plus qu’un monarque errant, refusé par tous, privé de renseignements, isolé dans son compartiment luxueux comme dans un cercueil. Le front collé à la vitre, Lioubov avisa un petit homme, en capote grise, qui arpentait l’asphalte du quai, devant elle. Il avait un regard songeur, de grosses moustaches châtain, une barbe en forme de cœur. Ses traits étaient tirés par la fatigue. Sa peau paraissait verdâtre. Personne ne l’accompagnait.
— C’est le tsar ! murmura le patron. Il est sorti prendre l’air.
Une contraction subite serra le ventre de Lioubov. Son cœur chancela. Elle dit faiblement :
— Ça, le tsar ?…
— Mais oui.
Le tsar s’éloignait, à pas réguliers, dans la brume. On ne voyait plus que son dos, coupé diagonalement par la courroie du baudrier, et ses bottes noires qui brillaient en zigzag à hauteur des chevilles. Avec cet homme seul, c’était toute une légende, tout un passé qui s’enfonçaient dans la grisaille, se dissipaient dans le vague et l’abstrait. Bientôt, il disparut, avalé par un néant de vapeurs. La locomotive poussa un mugissement désespéré. La gare provinciale trembla au passage d’un convoi. Lioubov revint à sa place et les larmes jaillirent de ses yeux. Un vieux monsieur, qui dînait à la table voisine, se souleva de son siège et dit d’une voix enrouée :
— Je vous comprends, madame. Je suis de tout cœur avec vous.
— Deux bortsch et deux côtelettes ! cria un garçon, qui portait une grosse soupière fumante sur un plateau noir.
XVI
L’empereur ayant abdiqué en faveur de son frère Michel, celui-ci, sur les conseils de Rodzianko, qui craignait une recrudescence de troubles en cas d’acceptation, refusa la couronne et exhorta le peuple à se soumettre au gouvernement provisoire. Le 4 mars 1917, les deux documents, le manifeste du tsar et l’acte de renonciation du grand-duc, furent promulgués dans le journal officiel. Le gouvernement provisoire ayant été implicitement reconnu par ses déclarations, toutes les troupes reçurent l’ordre de lui prêter serment. Ce fut dans un petit village, aux environs d’Alt-Bevershof, où les hussards d’Alexandra se trouvaient au repos, qu’Akim apprit la chute de la monarchie et l’établissement d’un pouvoir républicain légal. Le jour fixé pour la prestation de serment, il se réveilla à l’aube, dans la chaumière qu’il partageait avec deux officiers de son escadron. Sans déranger ses camarades qui dormaient encore, il se leva, s’habilla, sortit dans la cour.
La matinée promettait d’être belle. Des touffes d’herbe crevaient la neige mince. Quelques nuages crémeux se boursouflaient aux premiers rayons du soleil. De jeunes pousses, d’un vert fragile, ponctuaient la masse des arbres. Des ruisselets froids et vifs bavardaient à ras de terre. Le taureau communal mugissait dans son étable. Une eau noire coulait des toits. Le printemps venait. Mais le calme et la pureté du paysage, loin d’apaiser Akim, augmentaient encore son mécontentement. Il eût souhaité qu’une tempête de feu répondît à son désarroi, que la nature se révoltât contre les événements, comme il se révoltait lui-même, qu’un signe naturel quelconque marquât la réprobation de Dieu devant la folie des hommes. Mais Dieu feignait l’indifférence, et laissait tomber ses lumières, ses couleurs et ses chants admirables sur un monde qui ne les méritait plus.
Depuis la veille, Akim essayait en vain de définir sa ligne de conduite. Son adoration pour le tsar, sa haine des révolutionnaires lui commandaient de refuser un gouvernement qui ne devait son succès qu’à la trahison du monarque par son entourage. Tous ceux qui comprenaient que cette catastrophe intérieure était voulue par les Allemands, tous ceux pour qui l’honneur, la fidélité, la patrie, n’étaient pas des mots vides de sens, ne pouvaient que mépriser les ordres des aventuriers qui avaient renversé le trône. Un officier de Sa Majesté n’avait pas le droit de se transformer, du jour au lendemain, en officier du gouvernement provisoire. Il valait mieux donner sa démission, quitter l’armée. Mais que deviendrait l’armée, privée subitement de ses
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