Le Sac et la cendre
lavé les dents, la figure, elle revint à lui et renversa la tête. Elle souriait, haletante, quêteuse, elle tendait sa poitrine, dont les pointes sombres transparaissaient sous la chemise de nuit. Prychkine lorgna sa montre.
— Nous avons le temps, chuchota-t-elle.
Après avoir fait l’amour, Prychkine expliqua à Lioubov que l’art était au-dessus de la politique et que le prestige des acteurs traversait tous les régimes sans pâlir. Pour sa part, il estimait que le tsar avait des torts incontestables et qu’il était temps de le remplacer, mais il déplorait que cette révolution s’accompagnât de désordres graves qui gênaient les comédiens dans l’exercice de leur profession. Lioubov, comblée et chaude, l’écoutait avec extase.
Prychkine l’excitait beaucoup lorsqu’il devenait sérieux. Elle avait envie de lui mordre le menton.
— Je crois fermement, dit Prychkine, que, guidée par un gouvernement populaire, la Russie appareillera vers un noble destin. Après ces heures d’angoisse, le public comprendra mieux l’admirable sérénité de l’art. Il viendra en foule applaudir ceux qui, sans jamais faillir à leur mission, se sont donné pour tâche de distraire et d’éduquer leurs semblables…
Lioubov espéra que Prychkine la caresserait encore. Mais il était fatigué. Il se leva pour se rhabiller, se recoiffer devant la glace. Lioubov, alanguie, les yeux mi-clos, se léchait les lèvres. Elle éprouvait brusquement la nécessité de dire quelque chose de méchant au sujet de Lisa, comme pour mieux écraser sa rivale. Elle murmura :
— Lisa, elle, est réactionnaire. Elle a une photographie du tsar épinglée dans sa chambre.
— J’ai toujours considéré Lisa comme une idiote, répliqua Prychkine majestueusement.
Lioubov sourit avec fierté. Il lui sembla qu’un rayon de soleil était entré dans la chambre. Se dressant d’un bond, elle courut vers son mari et l’embrassa violemment dans le cou.
Il devait être trois heures, lorsque Lioubov et Prychkine se présentèrent au buffet de la gare où ils avaient coutume de prendre leurs repas. Les autres acteurs de La Sauterelle avaient déjà fini de déjeuner et s’étaient dispersés dans la ville. Une odeur de sauce refroidie et de cornichons salés emplissait l’air tiède de la salle. Le menu était morne : un bortsch graisseux, des boulettes de viande farcies de mie de pain. Quelques mouches noires se promenaient autour des assiettes. Les garçons bâillaient. Au fond de la pièce, une vendeuse de cartes postales et une vendeuse de journaux discutaient avec animation. Le patron de l’établissement s’avança vers Prychkine et lui dit à l’oreille :
— Il paraît que ça y est !
— Quoi ?
— Le tsar a abdiqué. Son train s’est arrêté ici. Le général Roussky est venu le voir et lui a exposé la situation. Tous les généraux de groupe d’armées ont télégraphié pour confirmer que seule l’abdication pouvait rétablir la paix intérieure. L’empereur attend la visite des représentants du gouvernement provisoire pour leur remettre l’acte officiel.
— Le plus tôt sera le mieux, dit Prychkine.
Le patron s’épongeait la nuque avec une serviette. Il avait un visage gonflé de sang rose, aux petits yeux de cochon, aux moustaches molles. Il soupira :
— Oui… Oui… Quelle affaire !
— Alors ? Tout est fini ? demanda Lioubov d’une voix blanche.
Une pellicule amère se formait dans sa gorge. Des aiguilles piquaient ses narines. L’effondrement de son ambition agissait sur elle comme une maladie. Elle croyait avoir pris son parti de cette abdication inconsidérée, et voici qu’elle ne pouvait plus dominer son émoi.
— Tu ne vas pas recommencer ! dit Prychkine avec impatience.
— Tout…, tout ce que j’avais espéré ! hoquetait Lioubov.
— Voulez-vous voir le train impérial ? demanda le patron. On l’aperçoit très bien des fenêtres du buffet.
Ils se levèrent, s’approchèrent des croisées larmoyantes et tachetées de suie. Dans un éclairage trouble de dégel, les quais s’allongeaient à perte de vue, avec leurs files de wagons ruisselants, leurs dépôts lépreux et leurs tristes salles d’attente. Les rails luisaient dans la bruine. Une locomotive lâchait vers le ciel sa grasse fumée, son sifflet plaintif. C’était là que le train impérial
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